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ligence. Le libretto raconte que nous sommes à Madagascar. En cela comme en tant d’autres choses, le libretto ne sait ce qu’il dit : d’abord parce que jamais Vasco de Gama ne mit le pied à Madagascar, ensuite parce que les pays de la côte d’Afrique où l’illustre navigateur portugais aborda ne connaissaient en fait de religion que le plus grossier fétichisme. Nous sommes dans une île de l’invention de Meyerbeer, une de ces îles comme Shakspeare en découvrit. Le génie a sa géographie à soi, il a sa flore, il a sa faune. Meyerbeer était en vérité bien homme à se contenter de simples sauvages ordinaires ! Voyez-vous l’auteur de Robert le Diable, des Huguenots et du Prophète entassant Ossa sur Pélion pour faire danser à des nègres une bamboula ? Sylvœ sint consule dignœ. Va pour une île inconnue, mais à la condition que ces sauvages-là se rattacheront aux traditions d’un monde hiérarchiquement constitué depuis des siècles, qu’ils auront la soie et la pourpre, les diamans, les perles, les rubis, pour se vêtir et se parer, qu’on trouvera chez eux des pagodes de marbre et d’or, des bayadères, des brahmines, des livres sacrés, toutes les poésies, toutes les croyances, toutes les pompes d’une révélation religieuse authentique, d’un culte sérieux, où le génie se puisse prendre.

Lorsque dans le Dieu et la Bayadère M. Auber met en scène Brahma, le spirituel compositeur fait de sa musique un badinage, une fine et charmante ironie. On sent qu’elle procède en droite ligne du style de Candide et de Zadig. Ce Brahma n’est pas un dieu, c’est un ténor, et son incarnation, sa migration terrestres, semblent n’avoir pour but que de piquer, d’émoustiller à l’allusion un parterre voltairien et travaillé jusqu’à l’absurde par sa haine du jésuitisme, implacable marotte du moment. Le Berlinois Meyerbeer envisage les choses d’un autre point de vue. L’élément religieux l’attire, mais par ses grands côtés ; il s’adresse à l’idée, à la substance dont sa musique sera comme l’émanation. « Brahma, Vichnou, Siva ! » s’écrie son mystagogue éperdu de fanatisme, et soudain le frisson vous saisit, la trimurti symbolique se montre à vous dans sa rosace de lotus, au milieu d’un fouillis inextricable de têtes constellées, de jambes et de bras qui se croisent, s’enroulent, se tordent en brandissant des sceptres, des javelots, des arcs, des poignées de serpens. Jamais nul mieux que Meyerbeer ne sut évoquer le génie des religions. A cette entrée de la reine, saluée à la fois par l’orchestre et par une bande militaire d’instrumens de Sax placée sur la scène, à cet appel sublime du vieux pontife, les profondeurs du temple d’Ellora semblent répondre. Et plus tard, lorsque brahmine et sacrificateurs ont disparu et que vous entendez ce vieillard démoniaque poursuivre au dehors sa théurgie, vous croyez assister de fait à l’incantation. Décidément les spirites et les somnambules