Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 57.djvu/462

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tresse aux bras d’un rival ; mais alors il tue aussi le rival, car il le hait à l’égal de la femme, comme le ravisseur d’un bien qu’il adorait. Encore est-il rare qu’un homme tue la femme qui ne le délaisse que pour un mari. Là, au contraire, il y avait comme une infernale combinaison de méchanceté noire. L’assassin s’était introduit sans bruit, avec préméditation, avait frappé d’un bras inexorable et paraissait avoir agi de façon à attirer tous les soupçons sur la tête du mari et à les écarter de la sienne propre. C’était le calcul d’une âme implacable et haineuse qui avait supputé toutes les chances d’impunité pour elle et de culpabilité pour son ennemi. Le meurtrier ne devait pas être un jeune homme. Cela éloignait pour M. Gestral l’idée que ce fût un amant. C’était plutôt un prétendant repoussé dans ses espérances et dans ses désirs, Quand on se formule ainsi des déductions dans une méditation solitaire, le mot détermine souvent la pensée. M. Gestral, qui savait qu’Albertine n’avait pas été très richement dotée, et que par suite des espérances de fortune trompées ne pouvaient expliquer le meurtre, se dit que, chez certains hommes, les désirs surexcités ont tous les caractères d’une passion aveugle et maladive. Qu’ils voient l’objet poursuivi leur échapper, et de ces désirs au crime il n’y a plus qu’un pas ; mais dans quelles conditions toutes particulières de tempérament, de caractère, de position sociale ces gens-là se trouvent-ils ? Quand a lieu cette explosion sans frein de férocité sensuelle ? N’est-ce pas lorsque l’homme est laid, chétif, disgracié de la nature, et que toute sa jeunesse a été vouée à une carrière qui exclut la sympathie des femmes ? N’a-t-il pas alors dans son âge mûr comme une farouche revanche à prendre, et si la femme qu’il a choisie lui résiste ou le bafoue, habitué comme il l’a été toute sa vie aux luttes obscures, aux voies tortueuses, ne combinerait-il pas de longue main, avec une effrayante et patiente habileté, les moyens de se venger ? La laideur ou la difformité physique, qui fait le plus souvent les envieux, les hypocrites et les lâches, M. Gestral se la représenta aux prises avec la fureur du désir frustré : elle ne triomphe pas de cette fureur ; elle s’abandonne à elle et la précipite. Il manquait pourtant un dernier point à l’argumentation du commissaire. Ce criminel qu’il entrevoyait déjà dans sa pensée avec la joie satisfaite du chercheur ne pouvait pas mener une vie active. Le déploiement des forces physiques et le grand air dissipent en effet ces honteuses ardeurs du sang qui enflamment, le cerveau d’un transport sinistre. Ce devait être un homme d’occupations sédentaires, livré à un travail de procédure ou.de bureau. — Quelque homme d’affaires ! s’écria M, Gestral.

Il se prit à rire. — La belle chose que l’imagination ! se dit-il. Voilà que j’ai mon homme de pied en cap, au moral du moins, car