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il ne me manquerait plus que de me le figurer au physique. J’arrêterais le premier venu qui répondrait à son signalement. Il est tard ; dormons un peu, j’aurai demain les idées plus fraîches. — Il était tard effectivement, et M. Gestral avait au plus deux ou trois heures à dormir ; mais en se déshabillant il revenait sur ses hypothèses, et, comme il mettait sa tête sur l’oreiller, il se frappa le front en disant : — Bah ! je suis peut-être sur la bonne piste.

Dès qu’il fit jour, il se hâta d’aller chez son chef direct, à qui il avait à rendre compte des derniers incidens de la veille et de quelques-unes des suppositions qu’il avait faites. Son supérieur l’entendit avec intérêt, car il avait une grande confiance en lui. Aussi, quand le commissaire lui demanda un congé de plusieurs jours pour s’occuper très activement et uniquement de cette affaire, s’empressa-t-il de le lui accorder. M. Gestral dut simplement prévenir un de ses collègues pour qu’il assistât à la levée des scellés de la chambre d’Albertine, et à l’enterrement de la malheureuse femme.

Le commissaire se rendit chez son collègue, le mit au courant de la situation et le pria d’inspecter de nouveau avec soin les lieux, afin qu’aucun indice, s’il s’en rencontrait, ne fût perdu ; puis il rentra chez lui, se grima légèrement, enfonça son chapeau sur les yeux, releva le collet de son paletot et s’achemina vers l’hôtel d’Isidore. Tout en marchant, il réfléchissait, mais en se livrant cette fois à un ordre d’idées tout à fait pratique. Il y a chez tout criminel, à l’endroit du crime qu’il vient de commettre, une curiosité inquiète et fort naturelle. S’il vit dans un petit centre et au milieu de gens qui le connaissent ainsi que la victime, le plus souvent cette curiosité le perd. D’ailleurs, qu’il aille où non aux nouvelles, il a besoin d’une excessive habileté pour ne pas trop se taire ou ne pas trop interroger. Il doit n’être ni empressé ni indifférent. Parfois le désir de dérouter les soupçons lui inspire des remarques compromettantes. Il met le doigt sur certains détails qui avaient échappé à tout le monde, il est trop bien informé ou ne l’est pas assez. Il y a toujours quelqu’un à s’en apercevoir, et le coupable est alors à la merci d’une insinuation malveillante ou du moindre trouble de physionomie. Dans une grande ville, à Paris surtout, il n’en est point ainsi. L’assassin peut n’avoir point vécu près de sa victime. La plupart des gens qu’il voit ignorent qu’il l’ait connue. Il peut ne point parler d’elle sans que son silence paraisse étrange. Les précautions à prendre sont pour lui bien moindres. S’il était prudent, il n’aurait qu’à suivre, sans en dévier, sa ligne de conduite habituelle. Un sentiment extraordinaire le pousse néanmoins à se rapprocher du théâtre du crime. Il est persuadé que le soin de sa sûreté l’y engage. Si les soupçons, en se portant tout d’abord sur lui, ne l’ont pas obligé à se cacher, il veut voir clouer la bière, effacer