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de nouveau, s’étudia, se prit à marcher d’un pas mesuré, et poussa comme un soupir d’allégement. Il s’appartenait donc encore, et personne ne l’avait aperçu dans son récent désordre.

Certes il fallait sans doute qu’on ne soupçonnât pas ses agitations secrètes. Aussi, quoiqu’il fût impossible à. M. Darronc de dormir, il se coucha et reprit dès le lendemain sa vie ordinaire. Cette vie était fort simple. M. Gestral la fît épier par l’habile agent qu’il avait déjà employé et fut très vite renseigné. M. Darronc ne sortait de chez lui que dans l’après-midi pour aller à la Bourse, et revenait en flânant sur les quais. Généralement le soir il se rendait à un petit café, y lisait les journaux ou causait avec quelques personnes de sa connaissance. Il n’avait point de maîtresse et ne recevait que des hommes d’affaires. Dans le quartier, on ne disait de lui rien que d’insignifiant, plutôt du bien que du mal, car il payait exactement ses fournisseurs. M. Gestral se félicitait de ne l’avoir point fait arrêter. Tout en laissant à son agent le soin de surveiller la vie extérieure de M. Darronc, il s’était réservé la tâche beaucoup plus délicate d’épier sa physionomie. Pour cela, il s’embusquait chaque soir, vers cinq heures, dans un café de la rue Montesquieu, devant lequel M. Darronc, dont l’itinéraire était invariable, passait toujours. M. Gestral, qui écartait doucement le rideau, n’avait que le temps de jeter un coup d’œil sur son adversaire ; mais à un physionomiste aussi exercé que lui ce coup d’œil suffisait. M. Darronc lui parut d’abord sous l’empire d’une démoralisation extrême. Les traits étaient relâchés et pendans, le regard atone, les coins de la bouche douloureusement crispés. Au bout de quelques jours, il se fit en lui et par degrés un changement très réel. Les chairs se raffermirent, la bouche se releva, l’œil, en apparence distrait, se voila sous les paupières, et le front se sillonna de rides. — Ah ! se dit M. Gestral, la période d’abattement est passée, et il commence à former des projets. Eh bien ! je lui épargnerai une partie du chemin.

Dès le lendemain de son acquittement, Isidore était retourné dans sa petite ville, où on l’avait parfaitement accueilli. Sous la surveillance de son prédécesseur et dirigée par le maître clerc, son étude était en pleine prospérité ; il reprit aussitôt la conduite de ses affaires, et, bien que pleurant toujours sa femme, il se remettait de jour en jour de la terrible secousse qu’il avait éprouvée. C’est sur ces entrefaites qu’il reçut de M. Gestral une lettre qui l’appelait immédiatement à Paris. Le commissaire, qui avait besoin d’Isidore et qui redoutait quelque hésitation de sa part, ajoutait, pour le déterminer, qu’un danger le menaçait. Le jeune homme partit et alla trouver M. Gestral, qui lui dit sans préambule : — Mon cher monsieur, voulez-vous venger votre femme ?