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Ces simples mots rejetaient violemment Isidore dans le courant d’idées sinistres d’où il était presque sorti. Il ne put s’empêcher de tressaillir ; mais c’était un honnête et courageux garçon. — Certes, oui, répondit-il.

— D’ailleurs, reprit M. Gestral, il s’agit de vous pour le moins autant que d’elle.

— Comment cela ?

— Vous le verrez, dit le commissaire avec sa tranquillité un peu railleuse.

— Qu’ai-je à faire ?

— Pour le moment, peu de chose. Allez à la Bourse tous les jours et jouez-y.

— Avec quoi ?

— Avec rien. Achetez aujourd’hui des valeurs sûres, vendez-les demain, rachetez-les après-demain. Cependant, si vous pouviez gagner de l’argent, cela n’en vaudrait que mieux. Chassez toute préoccupation et toute tristesse. Il importe que vous ayez l’air d’un homme enchanté de vivre.

Ce jour-là même, Isidore se rendit à la Bourse, et M. Gestral s’en fut à son poste d’observation. Quand M. Darronc passa, il y avait sur ses traits une stupéfaction profonde. Le lendemain, cette stupéfaction avait fait place à une joie farouche, mais indécise. L’agent de M. Gestral lui apprit en même temps que ces deux jours M. Darronc, à la sortie de la Bourse, avait accompagné Isidore des yeux jusqu’à ce qu’il l’eût perdu de vue. — Mon cher ami, dit M. Gestral à Isidore, qu’il avait logé chez lui et qui ne se doutait encore de rien, demain, après la Bourse, mon agent vous proposera, à haute voix, d’aller le soir au Vaudeville avec lui ; vous accepterez.

Le lendemain, l’agent et Isidore allèrent au théâtre ; le spectacle terminé, ils se mirent en route pour rentrer chez M. Gestral. Lorsqu’ils furent arrivés au Pont-Neuf, Isidore remarqua qu’un homme les suivait à une assez grande distance. L’agent lui recommanda de ne point paraître s’en apercevoir. A la hauteur de la rue de Seine, où ils entrèrent, l’homme hésita, fit quelques pas derrière eux, puis rebroussa chemin par les quais. M. Gestral trouva Isidore un peu pâle : — Ah ! lui dit-il, vous commencez à comprendre.

— Oui, l’assassin de ma femme s’occupe de moi.

— Mais nous aussi, répondit M. Gestral, nous nous occupons de lui. — Et de fait, le commissaire ne songeait qu’à M. Darronc. Dans les courts instans où il lui était donné de l’entrevoir, il interprétait le moindre mouvement de ses traits, et s’efforçait de saisir dans l’expression changeante et complexe du visage le travail intérieur de la pensée. Ce mélange d’indécision et de joie sauvage qu’il avait remarqué la veille chez M. Darronc l’avait frappé. Il n’était point