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ne s’y reposent sur aucun de ces mille objets qui, ayant fait jusque-là partie de notre existence, sont pour nous comme autant de souvenirs ; mais, par cela même, elles conservent la saisissante physionomie des événemens heureux ou tristes qui nous y sont arrivés. Telles on les a quittées, telles on les retrouve, et l’impression du passé revient soudaine et profonde. Il en fut ainsi pour Isidore. En entrant dans la chambre qu’il avait habitée avec sa femme, un chagrin mêlé d’horreur s’abattit sur lui. Le lit avec son baldaquin et ses rideaux de damas était le même. La commode et le secrétaire en acajou, auxquels manquaient çà et là quelques poignées en cuivre doré, n’avaient point changé de place. Il vit sur la cheminée la même pendule mythologique. Quelles heures elle lui avait comptées ! Le carreau, que ne couvrait point en entier un maigre tapis, avait la couleur du sang répandu. Isidore s’appuya sur un fauteuil. La maîtresse de l’hôtel, qui l’avait accompagné, lui adressa quelques paroles de consolation. Elle ne s’étonnait pas que, revenant à Paris, il fût descendu chez elle. Les femmes les plus vulgaires comprennent qu’en amour on retourne le fer dans sa blessure. Isidore s’installa rapidement et se hâta de sortir.

D’après les instructions de M. Gestral, il devait montrer une grande insouciance. Après la bourse, il alla donc se promener sur les boulevards, et y dîna dans un restaurant où il eut soin de se placer près de la vitrine, afin qu’on pût l’apercevoir du dehors. Vers neuf heures, sans se retourner une seule fois, il regagna lentement sa demeure. Il n’y fut guère qu’à onze heures. Il avait mis près d’une heure et demie à faire le trajet ; ses pas, malgré lui, le retenaient en arrière. Ce fut alors qu’il s’occupa de la lugubre mise en scène qui lui avait été prescrite. Il laissa la clé sur la porte, alluma une veilleuse et plaça le poignard tout à côté. La chambre ainsi disposée lui parut effrayante, et il se coucha en frissonnant. Peu s’en fallut qu’une insurmontable terreur ne le gagnât ; mais une douleur égale fit diversion à cette terreur. Il songea qu’un mois à peine auparavant il avait sa femme près de lui. Son cœur se fondit, et il pleura amèrement toute la nuit. Rien n’était venu le troubler. Après son déjeuner, il s’accouda longtemps à sa fenêtre, qui donnait sur la rue. Il fallait que le meurtrier sût bien où le trouver. Pourtant il ne jetait sur les passans que des regards distraits ; mais au fond de l’âme il se disait : Où est-il ? A la Bourse, il le coudoyait peut-être ; dans la rue, il le rencontrait sans aucun doute. Il n’avait d’ailleurs nulle idée de ce que cet homme pouvait être, car M. Gestral ne lui en avait rien dit. Le second soir, en prévision de l’attaque à laquelle il était exposé, il observa les lieux. Il remarqua, en entrant à l’hôtel, que le garçon, lui tirant le cordon dans un demi-sommeil, ne se montrait même pas au vasistas pour voir qui