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nulle bouffée de haine ou d’orgueil n’enfla cette âme naturellement humaine, et que tant d’émotions avaient encore attendrie depuis quelques années. Que de fois, allant de Washington aux camps et des camps à Washington, n’avait-il pas descendu et remonté les fleuves paresseux de la Virginie, visiteur sombre et soucieux que l’armée s’était accoutumée à voir plus souvent au lendemain des défaites qu’à la veille des victoires ! Cette fois tout était fini. Grant et Sheridan parcouraient à leur gré ces provinces où pendant si longtemps chaque pouce de terrain avait été disputé : pour la première fois, M. Lincoln pouvait revenir d’un cœur léger vers sa capitale ; mais sa joie, pour rester discrète, ne devait pas être de longue durée. A peine arrivé, il convoqua ses ministres, s’entretint avec eux des derniers événemens, de la pacification des états du sud ; il parla de Lee avec bonté, tout prêt à tendre sa main loyale à un capitaine qui, sur les champs de bataille, avait été un loyal ennemi ; il tenait ce langage le 14 avril au matin ; le soir même, il était assassiné. L’histoire nous montre un petit nombre de grands souverains frappés de même au milieu de grands desseins, à la veille d’importantes résolutions ou au lendemain d’actions mémorables ; mais, s’ils ont payé d’un tel prix la grandeur et la gloire, ils les ont du moins achetées pour toute leur vie, pour leurs enfans, pour leur race entière. La démocratie tire des ombres de la vie domestique un favori d’un jour, et après lui avoir imposé quelque temps l’accomplissement de tâches quasi-royales, elle lui impose l’abdication. Voudra-t-elle maintenant que quelques années passées dans l’exercice d’une autorité précaire et sans lendemain se paient du même prix que les empires et les couronnes ? Ses chefs seront-ils aussi des victimes désignées pour le sacrifice ? L’assassinat, qui n’a rôdé jusqu’ici qu’autour du palais des rois, guettera-t-il jusqu’à ces magistrats populaires qu’un jour amène et qu’un autre jour emmène ? et faudra-t-il aussi qu’ils marchent entourés de pièges et d’épées ?

La vie de M. Lincoln appartient dès ce moment à l’histoire, qui ne se rappellera son humble origine que pour la mettre en contraste avec la grandeur de sa fin. L’histoire ne le suivra point pas à pas tandis qu’il s’élevait, à force de patience, d’intelligence et de volonté, des rangs les plus obscurs jusqu’au grand théâtre de la vie publique. La vie des champs, le grand air des plaines de l’ouest formèrent cette robuste nature et la préparèrent aux luttes qu’elle eut à soutenir. Comme presque tous les gens de l’ouest, il fit un peu tous les métiers : il conduisit un flat-boat (bateau-plat) sur le Mississipi, il se fit rail-splitter, coupa et scia du bois pour les clôtures des fermes de l’Illinois ; les grands fleuves et la prairie lui en apprirent plus que les livres. C’est, il le racontait lui-même, au