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tysburg, M. Everett, en face de ce champ de bataille où s’étaient jouées les destinées de l’Amérique, fit un long discours où il épuisa toutes les ressources de sa merveilleuse éloquence. Combien j’eusse pourtant préféré entendre ces simples paroles que M. Lincoln prononça en face de toutes ces tombes : « Nous sommes réunis sur un grand champ de bataille de cette guerre ! Nous sommes venus ici pour dédier une portion de ce champ à ceux qui ont donné leur vie pour que la nation puisse vivre. Cela est juste, cela est bien ; mais dans le sens le plus large nous ne pouvons dédier, nous ne pouvons consacrer, nous ne pouvons sanctifier ce sol. Les braves gens, vivans ou morts, qui ont combattu ici, l’ont consacré mieux que notre pauvre pouvoir de louange ou de critique. Le monde tiendra peu de compte et se souviendra peu de temps de ce que nous disons ici ; mais il ne pourra oublier ce qu’ils ont fait. C’est plutôt à nous, vivans, d’être consacrés ici à la grande tâche qu’ils ont laissée interrompue, afin que ces morts honorés nous inspirent un dévouement plus grand à la cause pour laquelle ils ont donné la dernière, la pleine mesure du dévouement, afin que nous résolvions ici hautement que ces morts ne sont pas morts en vain, que la nation, Dieu aidant, renaîtra dans la liberté, et que le gouvernement du peuple par le peuple, pour le peuple, ne périra point sur cette terre. »

N’est-ce point là la véritable éloquence, celle que l’orateur n’a point cherchée, et qu’il trouve sans y penser ? Sous le poids d’une puissante émotion, il rejette les vains ornemens et atteint la pureté, la concision, la noblesse des plus grands modèles classiques. Ne sent-on pas aussi, sous ces accens pathétiques et contenus, quelque chose de cette tendresse dont j’ai parlé ? On eût dit par momens, à voir M. Lincoln, qu’il portait dans son cœur le deuil de tous ceux qui étaient morts dans les terribles années de sa présidence. Une tristesse presque surhumaine passait parfois sur ce front où les rides étaient devenues ses sillons, sur ce visage étrange où le rire des anciens jours s’était changé en un rictus douloureux. Je me rappelle, comme si c’était hier, avoir un soir rencontré le président à la nuit tombante. Il sortait de la Maison-Blanche, et, suivant son habitude, il allait chercher des nouvelles au département de la guerre. Personne ne l’accompagnait, bien que souvent on l’eût prié de ne jamais s’aventurer seul : il dédaignait le danger et détestait toute contrainte. Enveloppé dans un plaid pour se protéger contre le froid, il marchait lentement, perdu dans sa rêverie, pareil à un grand fantôme. Je fus frappé de l’expression pensive et souffrante de son visage. Les agitations, les inquiétudes, les émotions avaient lentement plié et brisé enfin cette nature forte et rus-