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le théâtre de 1865 ne puisse soutenir la comparaison avec le théâtre dont Grimm s’était fait le chroniqueur. Nos écrivains ont plus d’art, une touche plus ferme, un dessin plus arrêté, alors même qu’ils se trompent, et l’on voit bien qu’ils ont profité, à leur insu ou non, de cette crise féconde qui depuis Lessing et Herder, depuis Goethe et Schiller, sans oublier les Schlegel, a renouvelé toute la littérature de l’Europe ; mais si les écrivains ont gagné quelque chose à ce progrès général, si M. Émile Augier a plus de vigueur et M. Octave Feuillet plus de poésie que Destouches et La Chaussée, il me paraît évident d’autre part que le public et la critique, dans la période de langueur que traverse la littérature proprement dite, ont des exigences bien moins élevées que la critique du dernier siècle. Je reviens ici à l’ouvrage qui me suggère ces réflexions. En parlant de ces comédies ou drames qui se confondent avec le genre romanesque, Grimm y voulait « beaucoup d’art, beaucoup d’âme et une grande connaissance, du cœur humain. » Il y a beaucoup d’art dans le Supplice d’une femme ; je n’y trouve presque point d’âme, et j’ai été obligé d’y signaler des fautes énormes contre la vérité humaine, comme disait Gustave Planche. L’œuvre a réussi pourtant, et personne, en signalant l’adresse qui révèle ici une main exercée, ne songe à réclamer au nom des principes du grand art. Indifférence ou timidité, il y a là un symptôme fâcheux.

Nous prions les auteurs de nous pardonner, si nous les perdons de vue en considérant les choses d’un peu trop haut. Il faut maintenir pourtant le droit du jugement public, et si une pièce, quelle qu’elle soit, éveille des idées dont l’avenir de l’art puisse tirer parti, nous demandons la permission de les exprimer, dussent-elles dépasser la portée de l’œuvre en litige. J’ai parlé de fâcheux symptômes littéraires révélés par le succès du Supplice d’une Femme ; au point de vue de la moralité du théâtre, c’est un symptôme meilleur que nous avons à mettre en relief. On commence à se fatiguer de la peinture du désordre. Ces revendications du droit de l’amour, ces atteintes à la dignité du mariage, toutes ces déclamations malsaines si fort à la mode il y a une trentaine d’années avaient fait place à l’étude plus malsaine encore des sociétés interlopes. La passion d’un Antony, si effrontée qu’elle fût, était sans doute moins pernicieuse que la curiosité de l’observateur établi dans les boudoirs suspects. Les emportemens de la nature valent mieux que la corruption froide. Et puis les héros de la première école pouvaient passer pour des exceptions au sein d’une société active et régulière ; les héros de la seconde formaient une légion. Il semblait que toute la nation fût attentive aux aventures des courtisanes. Enfin, Dieu merci, nous voilà débarrassés de l’une et de l’autre école. Ce n’est plus le mari outragé qui a le mauvais rôle, et le monde des Phrynés excite l’ennui autant que le dégoût. Cela suffit-il pourtant ? N’avons-nous pas encore de mauvais souvenirs à balayer ? Est-ce que la comédie ne sortira pas enfin de l’étroite enceinte où elle s’enferme ? À voir les œuvres théâtrales qui ont la prétention de peindre la société de nos jours, il semble que la question de l’adultère soit la question unique. C’est fort bien fait assurément de venger le mariage si longtemps outragé, de peindre le supplice de la femme coupable, de mettre à nu les tortures et la honte du suborneur ; ne serait-il pas mieux encore d’ouvrir les fenêtres, de dissi-