Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 57.djvu/580

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nous, quelle justice les vainqueurs de Saint-Gothard pouvaient-ils attendre des écrivains étrangers ? Ceux-ci ont montré pour la France, comme les souverains qu’elle a secourus, plus de défiance et d’humeur que de reconnaissance ; ils n’ont pas eu grand’peine à se persuader ou que nos services étaient inutiles, ou que des vues intéressées en altéraient le mérite : de là le silence, ou même le dénigrement. On ne s’étonnera donc pas que, rencontrant dans le cours d’études longtemps poursuivies une journée aussi mémorable, dont la gloire, sinon le profit, nous revient presque entière, j’essaie de raconter, à l’aide de documens contemporains, la plupart oubliés ou inédits, cette victoire française ignorée et comme ensevelie dans une histoire étrangère.


I

Il y a deux siècles à peine, les Turcs étaient la grande terreur de l’Europe. A travers les rivalités des princes, les entreprises des cabinets, les luttes intestines des états, le sentiment du danger commun persistait, et à un moment donné comprimait tous ces élémens de discorde : on s’unissait alors bon gré, mal gré, pour repousser les envahisseurs de la république européenne. Les protestans aussi bien que les catholiques, les partisans de la maison d’Autriche comme les états rattachés par Richelieu à l’alliance française, avaient tous la conscience de cette nécessité, qui pesait sur toutes les résolutions de leur politique. La lutte opiniâtre engagée au temps des croisades entre l’islamisme et la chrétienté se continuait depuis six siècles à travers des chances diverses. Il n’y avait point de paix avec les Turcs, on ne stipulait jamais que des trêves de courte durée, et ces trêves n’étaient qu’une préparation à la guerre. Selon les doctrines des universités les plus célèbres et les décisions des plus saints évêques, aucun engagement n’obligeait vis-à-vis des infidèles, ils étaient hors du droit des gens. De leur côté, les Turcs n’admettaient pas que les vrais croyans eussent des devoirs à remplir envers ces chiens de chrétiens. Entre de tels ennemis, point de cesse ni de repos ; celui qui le premier avait réparé ses pertes reprenait aussitôt l’offensive ; il devançait son ennemi, il ne le surprenait pas.

Les fortunes de la lutte avaient souvent et rapidement varié : au milieu, du XVIe siècle, l’Europe avait accueilli avec des transports de joie la victoire de Lépante (1571), un moment elle s’était crue délivrée ; mais au siècle suivant toutes les chances paraissaient tournées de nouveau en faveur des Turcs. Les longues guerres de religion, en désolant l’Allemagne, avaient facilité leurs succès : ils débordaient