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la tête du pont au moment même où des partis ennemis en reconnaissaient les approches. Le gros de la cavalerie française suivit de près les coureurs et s’établit dans le village de Kermend.

À ce moment, un curieux spectacle attira l’attention des deux armées. Un jeune Turc monté sur un superbe cheval sortit des rangs, galopant au-devant des Français et faisant voltiger son sabre par-dessus sa tête comme pour défier au combat le plus brave des nôtres. Le chevalier de Lorraine s’avança hors des rangs sur le petit cheval barbe qu’il montait, et après plusieurs feintes de part et d’autre il prit si bien son temps qu’il passa son épée au travers du corps du Turc et s’empara de son cimeterre ; il ramena aussi avec lui le cheval de ce fanfaron. À ce spectacle, les Turcs poussèrent des hurlemens terribles et déchargèrent une grêle de flèches sans que le jeune vainqueur pressât davantage le petit galop de son cheval[1].

« Nos troupes comprirent là, dit Bissy, que les cris de l’ennemi et leur manière de venir au combat n’étaient pas plus terribles que les nôtres quand on se rendait capable de ne pas s’ébranler, ni de prendre des terreurs paniques, dont les troupes allemandes s’étaient si bien remplies que les Turcs n’avaient qu’à paraître le sabre à la main avec le cri d’Allah pour les battre et les défaire. » Dans cette nuit même, un heureux événement vint encore assurer le bon courage des soldats, « et leur donner la confiance que Dieu prenait sous sa protection les troupes de la chrétienté, et particulièrement celle du roi contre les infidèles. » Ce fut l’arrivée au camp des quatorze cornettes de Gassion, qui n’avaient gagné Rackelsbourg qu’après le départ de l’armée ; ils avaient remonté le Raab jusqu’au moment où ils avaient aperçu le pays tout en feu. Foucauld, capitaine des chevau-légers, dépêché par Gassion en éclaireur dans les bois, revint en hâte, disant qu’il avait reconnu le camp où l’infanterie française et allemande travaillait à se retrancher, mais qu’il ne paraissait pas possible d’y arriver, l’ennemi occupant tout le pays et étendant à chaque instant sa ligne à tel point que lui-même, avec ses cinquante hommes, avait couru dix fois le risque d’être enlevé. Gassion tint conseil avec les capitaines des cornettes, tous des plus vieux officiers de France ; l’on prit la résolution d’attendre à la nuit, de laisser le bagage, et de marcher droit sur Saint-Gothard en chargeant tout ce que l’on trouverait devant soi. Cette audace fut heureuse ; cette troupe de braves passa le long du camp ennemi, à une portée de fusil, sans être aperçue, et joignit à temps l’armée pour se préparer à prendre sa part de la bataille. Ce fut une grande joie pour tout le camp. Le mouvement combiné de Montecuculli et des

  1. Mémoires de Bethlem Kiklos, t. VI, p, 225. — Theatrum Europœum, etc.