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la rivière, regagnant les lignes qu’ils avaient élevées le matin. La Feuillade marcha une pique en main à la tête des mousquetaires pour les forcer dans ce retranchement. Acculés en cet endroit, les janissaires n’avaient d’autre parti à prendre que de se laisser massacrer ou de se jeter dans la rivière ; c’est ce qui fut cause de la résistance désespérée qu’ils opposèrent aux Français. Ils étaient d’ailleurs soutenus par le redoutable feu des quatorze pièces d’artillerie placées sur l’autre rive. L’action fut donc très vive encore à ce point. Le comte Rochefort y fut frappé d’une mousquetade en plein visage. Bissy reçut neuf blessures ; d’Auvergne, Villeroy, le marquis de Lavardin, Canaples, Forbin, d’Estrades, y furent atteints moins grièvement. Le jeune fils du duc de Saint-Aignan, frappé d’un coup de mousquet en pleine poitrine, continua de combattre jusqu’à ce que ses soldats l’emportassent de force. « Ces gentilshommes français se battirent avec une valeur qui mérite d’être à jamais remémorée dans toutes les histoires, » dit un négociateur anglais envoyé au camp des Turcs après la bataille[1]. Ce fut le dernier effort du combat : après cette lutte terrible, le désespoir ne suffit plus à retarder la défaite. Un désordre affreux se mit dans l’armée turque ; janissaires et spahis se précipitaient pêle-mêle dans la rivière. Le courant, grossi par un orage qui avait éclaté dans les montagnes voisines, entraînait tout : les bords de la rivière étaient remplis de fuyards, les eaux cachées sous les cadavres des vaincus. C’était une multitude de corps d’hommes, d’armes, de chevaux mêlés ensemble. Dans cette terrible confusion, les uns se trouvaient accablés sous leurs chevaux par la rapidité du courant, et les autres, voulant se sauver, noyaient leurs camarades et se noyaient eux-mêmes ; nos soldats achevaient sans pitié ceux qui gagnaient le bord. Coligny peint d’un mot l’horreur de ce tableau : « c’était un cimetière flottant. » Quelques cavaliers impériaux, traversant le fleuve à la poursuite des fuyards, allèrent détruire sur la rive droite la batterie de canons qui avait protégé le passage des Turcs. Les canonniers se firent tuer sur leurs pièces. Ce fut le dernier acte de la bataille.

Cependant on voyait sur l’autre rive le grand-vizir, s’abandonnant aux accès de la plus furieuse douleur, arracher son turban, courir sus aux fuyards. Il tua de sa main un des pachas qui avait réussi à repasser le fleuve. Le gouverneur de Bosnie, beau-frère du sultan, le dernier pacha de Bude, Ismaël, l’aga des janissaires, celui des spahis, trente autres agas, le gouverneur de Canisza et seize mille soldats périrent du côté des Turcs. Le sultan perdit en cette occasion, dit Montecuculli, « non ses méchantes troupes auxi-

  1. Ricaut, Histoire de l’Empire, p. 481.