Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 57.djvu/613

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

étaient épuisées ; elles manquaient depuis plusieurs jours de vivres, et la cavalerie de fourrage. La nuit approchait : 25,000 hommes sur la rive opposée, qui n’avaient point pris part au combat, restaient rangés en bataille. Les eaux du Raab grossissaient d’heure en heure, et rendaient le passage difficile, même au vainqueur. Poursuivre et, si je puis dire, forcer la victoire, c’était peut-être compromettre la gloire qui venait de couronner les armes de la chrétienté. On prit le parti de donner une nuit de repos à l’armée. Si Montecuculli, dont l’érudition n’est jamais en défaut, ne se servit pas plus du succès que les chrétiens venaient de remporter, ce n’est pas, dit-il, qu’il ne se souvînt très bien du reproche qu’on fit à Annibal après la bataille de Cannes ; mais l’armée était à bout, sans munitions : on se contenta d’envoyer Bathiany, avec les Hongrois et les Croates, observer la retraite des Turcs et tomber sur leur arrière-garde.

Le butin était immense. Dans la plaine, sur les rives du fleuve, dans le camp des Turcs, quand ils l’eurent abandonné, on trouva à profusion de l’or, de l’argent, des coffres précieux, des armes de toute sorte, des sabres avec des pierreries, des harnais de soie, des selles brodées d’or, que les vainqueurs se partagèrent. « Tel cavalier eut 500 ducats pour sa part dans le butin, et la bourse du moindre soldat se trouva garnie pour le reste de la campagne. Nos troupes péchaient dans la rivière, avec de grands crocs, les corps des janissaires noyés la veille, et se partageaient leurs dépouilles. » On apporta au généralissime un sabre enrichi de pierreries qui avait appartenu au prince Rakoczy, dont il portait le nom et les armes. Il le réserva pour l’empereur comme un trophée national. Cent quatre étendards et seize pièces de canon enlevés à l’ennemi furent envoyés partie à Vienne et partie à Versailles : ce partage devait éterniser le souvenir d’une victoire commune entre les impériaux et les Français. L’empereur Léopold écrivit de sa main à Montecuculli pour le féliciter et lui annoncer qu’il le nommait lieutenant-général de ses armées. Il écrivit en même temps au comte de Coligny, et envoya à Versailles un des seigneurs de sa cour, le comte de Dietrichstein, pour annoncer au roi le succès de leurs armes, le complimenter sur la valeur que ses troupes avaient déployée, et lui remettre cinquante-deux étendards.

La piété de cette armée chrétienne, le but même qui réunissait tant de chefs illustres, de tant de nations diverses, sur les bords de cette petite rivière jusque-là inconnue à l’Europe, ne permettaient pas qu’on y oubliât le Dieu des armées qui donne le courage et la victoire. L’esprit du siècle, les sentimens des troupes sorties à peine des guerres religieuses de l’Allemagne, faisaient de cette ex-