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les familles, et vit peu à peu son arbitrage s’étendre sur un rayon de quarante à cinquante lieues pour toutes ces affaires litigieuses de vols, de maraudes, de pâturages contestés, qui faisaient couler le sang pendant des générations entières. Cette dictature d’opinion avait même fini par inquiéter le suzerain du Sennaheit, le négus. Il avait invité le père Stella à venir le voir à Gondar, lui promettant un bon accueil. Le jeune missionnaire n’avait pas osé répondre selon sa pensée, qui était celle du renard de la fable invité chez le lion. Prétextant des affaires pressantes, il était venu passer six mois à Massouah pour se faire oublier ; mais il jugeait à la fin de 1863 le moment venu de retourner chez les Bogos, et je n’avais garde de le contredire sur ce point.

Le voyage que nous allions faire allait me permettre d’observer successivement les trois grands groupes de population dont j’ai parlé plus haut. Sur notre route se trouvaient d’abord l’oasis de Desset et le territoire des Menza, puis venaient le pays des Halhal avec le vallon d’Ain, enfin Keren et le pays des Bogos. En réalité, la contrée que nous allions parcourir se distingue assez peu du désert. Pierreux et monotone, le terrain n’est coupé çà et là que par quelques bas-fonds où croit une herbe maigre et rare, que le bétail des nomades broute à grand’peine. Ce misérable coin de terre excite cependant la convoitise des grands états voisins : la Porte y prélève un tribut sur les nomades, qui sont en même temps exposés aux incursions des cavaliers abyssins. Notre première étape sur la route de ce désert devait être le gros village de Monkoullo, à une heure et demie de Massouah, et c’est là, par une belle journée de décembre, que nous allâmes faire une halte que la monotonie de ce séjour ne nous engagea pas à prolonger.


I

Monkoullo est bâti sur le torrent de ce nom au point même où, sortant d’un fouillis de collines argileuses qui en circonscrivent le bassin, il s’épanche et se perd dans une plaine aride, sablonneuse, semée d’euphorbes nains et de maigres mimosas. La population, comme celle des hameaux voisins, est d’origine bédouine, la proximité d’une ville commerçante l’a seule décidée à changer ses habitudes nomades contre les mille petites industries dont vivent les banlieues ; mais la portion la plus riche des habitans de Monkoullo se compose des négocians indigènes de Massouah, qui tous y ont une villa, — une bastide, comme on dirait à Marseille, — et qui chaque soir quittent, vers quatre heures, leurs bureaux ou leurs salles du bazar pour faire à pied les six kilomètres qui séparent la cité de cette sorte de faubourg. On reste surpris que des Orientaux