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teuse, peindre en quelque sorte par la fréquence du trait l’intensité, si je puis m’exprimer ainsi, de la colonisation ancienne ? A voir la carte d’ensemble, on dirait presque, et c’est un défaut sensible, que les Romains ont laissé autant de marques de leur passage dans chacune des trois provinces de l’Algérie, ce qui est en contradiction évidente avec les traditions historiques et avec les débris dont le sol est couvert. Les voies de communication, qui n’ont pas été indiquées, seraient aussi le complément indispensable d’une représentation exacte, quand bien même la direction en serait encore incertaine.

Déjà célèbre sous la domination carthaginoise, conquise par les Romains après la chute de Carthage, devenue bientôt, sous le nom de « province d’Afrique, » le grenier de Rome et l’un des commandemens les plus importans de l’empire, demeurée plus romaine que l’Italie, avec Apulée, Tertullien et saint Augustin, à l’époque où les barbares portaient le trouble en Occident, arrachée par Bélisaire à la domination des Vandales, qui n’avait eu qu’un siècle de durée, l’Algérie a pendant huit cents ans appartenu aux Romains, et ne leur a été enlevée que par l’invasion arabe, dans les dernières années du VIIe siècle. Peut-on s’étonner qu’elle ait conservé la forte empreinte des maîtres du monde ? Les mahométans, en vrais pasteurs nomades qu’ils sont, ont laissé subsister à côté d’eux les vestiges de l’ancien temps. A qui n’est-il pas arrivé, en voyageant dans ce beau pays, de camper un soir auprès d’une ruine romaine imposante de grandeur et de solidité ? On allume un grand feu, la joie du bivac, un feu où l’on fait flamber des arbres entiers avec leurs branches et leurs feuilles. Tous les Arabes du voisinage s’assemblent autour de ce vaste brasier ; ils amènent un thaleb, un savant, qui sait par cœur les versets du Coran et les psalmodie d’un ton grave, avec accompagnement d’une sorte de guitare à deux cordes dont joue un jeune garçon. Étendu non loin de là sur la pelouse où la flamme projette des lueurs vagues et intermittentes, caressé par la brise de mer qui arrive chargée de senteurs balsamiques, on se sent entraîné vers le passé par ce spectacle et par ces monumens d’un autre âge. On écoute, sans y comprendre un mot, cette étrange poésie orientale dont l’harmonie seule a encore un charme. C’est ainsi, se dit-on, qu’il y a trois mille ans, dans les montagnes de l’Ionie, les rhapsodes récitaient aux peuplades ignorantes les chants de l’Iliade et de l’Odyssée. Nous autres, Scythes égarés sur ces rivages, ne sommes-nous pas bien petits, avec nos mœurs journalières et notre langue versatile, en présence de ces monumens témoins indestructibles du passé, de cette poésie immuable et de ces peuples aux vêtemens bibliques plus immuables encore ?


H. BLERZY.


V. DE MARS.