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définie quelle variété de points de vue ! Des trois premiers évangiles, l’un ignore la naissance miraculeuse et ne dépasse pas l’idée, qui paraît avoir été la plus ancienne, d’après laquelle la divine supériorité du Christ se rattache à la descente du Saint-Esprit sur lui lors de son baptême au Jourdain. Les deux autres, tout en portant encore plus, d’une trace de ce premier point de vue, présentent Jésus comme un homme miraculeusement conçu dans le sein de sa mère, mais ils n’ont pas encore la moindre notion de sa préexistence. L’Apocalypse divinise le Christ après sa mort en ce sens que, pour prix de sa parfaite obéissance, il reçoit de Dieu la participation aux attributs divins. Paul et son école font un grand pas de plus : le Christ pour eux est encore un homme, mais un homme à part, aussi unique dans sa spécialité qu’Adam l’a été dans la sienne. Lui et Adam forment en quelque sorte les deux pôles, l’un terrestre et animal, l’autre céleste et spirituel, du développement historique de l’humanité. De là ce parallélisme des deux Adams, qui tient une si grande place dans la théologie paulinienne, et qui engendre la belle théorie mystique d’après laquelle la même révolution qui s’accomplit dans l’histoire de l’humanité se répète ou doit se répéter en chacun de nous : chacun de nous en effet doit faire mourir le vieil Adam, son être charnel, égoïste, animal, pour qu’en lui naisse le Christ, l’homme céleste, l’homme de l’esprit. La personne du Christ tend donc désormais à planer au-dessus de l’humanité comme le principe de la vie morale et religieuse, et si Paul lui-même n’a pas positivement enseigné sa préexistence individuelle, il est certain que ses disciples n’ont pas tardé à la proclamer. Dès lors on peut suivre dans les écrits des premiers pères ce que j’appellerai les ondulations de cette théorie encore flottante, mais dont la tendance bien claire est de satisfaire le sentiment chrétien en divinisant autant que possible celui dont la grandeur spirituelle éblouit toujours plus ceux qui la contemplent.

Sur cette route, la pensée chrétienne se rencontra bientôt avec un courant de philosophie spéculative qui semblait fait tout exprès pour elle. Il avait sa source dans les hauteurs du platonisme, dans la théorie des idées ; puis, le judaïsme alexandrin, Philon en tête, avait systématiquement creusé son lit et aligné ses rives. Cette élévation continue de la personne du Christ vers la divinité absolue devait infailliblement l’amener au point où elle ne ferait plus qu’un avec ce Verbe alexandrin, cette Idée des idées, ce « second Dieu » personnel, sorti un jour du sein même de Dieu pour donner à la matière informe l’empreinte de l’esprit organisateur et à l’humanité, façonnée corporellement par lui, les facultés spirituelles qui font de l’homme, du moins de l’homme qui les cultive, une image