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petit et bien faible pour m’avoir laissé dans une telle indécision, car d’ordinaire l’émotion qu’il apporte révèle sa présence avec la clarté de l’évidence même ; mais qu’il y ait là un atome, une molécule, une étincelle du grand soleil où s’allume l’inspiration véritable, voilà qui n’est point douteux. Que ce soit le dernier des hommes de la race inspirée, c’est possible ; mais certainement c’est un homme appartenant à cette grande race.

Un atome, une étincelle, voilà en effet le génie de Sterne. Tout chez lui est à l’état microscopique, petits personnages, petits caractères, petite philosophie, petites méthodes. Et les émotions qu’il fait naître sont du même ordre que ses peintures et ses récits ; son petit monde de figurines réveille en nous tout un petit peuple de sentimens microscopiques. Mon Dieu ! comme ses acteurs sont exigus ! Serait-ce cependant parce qu’il leur faut peu de place qu’ils se logent si bien dans la mémoire ? Toujours est-il qu’une fois qu’ils y ont pénétré, ils n’en sortent plus, et que l’oncle Toby, M. Shandy, le caporal Trim, le docteur Slop, l’âne de Lyon et celui de Nampont, restent dans le souvenir aussi obstinément que les héros les plus renommés du drame et du roman. Il n’est pas en son pouvoir d’ouvrir en vous le réservoir des larmes et de les faire couler à flots : tout ce qu’il peut faire, c’est d’en amener au bord de vos paupières une ou deux qu’il va chercher, on ne sait comment, dans de petits lacs intérieurs que lui seul connaît ; mais ces quelques larmes sont de vraies larmes, telles que le génie seul sait en attirer dans les yeux nobles, et non cette rosée banale que les productions de la sentimentalité font jaillir des yeux du vulgaire. Il n’a pas davantage la force de frapper de grands coups : il se contente de vous pincer finement comme pourrait le faire une main d’enfant ; mais, chose curieuse, la douleur de cette meurtrissure persiste avec une obstination singulière qui rappelle ces blessures imperceptibles et tenaces que font, au dire des savans en démonologie, les fées et les lutins à ceux dont ils veulent tirer vengeance. Sa plaisanterie non plus ne vous atteint point par un de ces chocs vigoureux et immédiats, par une de ces secousses d’hilarité où se reconnaît la force des grands auteurs comiques ; non, il se contente de vous effleurer lentement comme avec une barbe de plume, et cependant il y a un moment où le rire ainsi sollicité devient vraiment irrésistible… Mais n’anticipons pas davantage sur la description de ce génie, et venons immédiatement au livre qui fait le sujet des pages présentes.

M. Percy Fitzgerald s’est imposé la tâche aimable d’élever un monument littéraire à la mémoire de Sterne, et il a écrit deux très longs volumes remplis des détails les plus minutieux. Aucun genre