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n’ai coupé que les tiges, plaise à votre honneur ! dit Trim. — Je hais les perpétuités autant qu’homme au monde, s’écria mon père, mais ces bottes à genouillères, s’écria-t-il, souriant au milieu de sa colère, étaient dans la famille depuis les guerres civiles, frère ; sir Roger Shandy les portait à la bataille de Marston Moor. Je déclare que je ne les aurais pas données pour dix livres. » Il est difficile que M. William Shandy et l’oncle Toby eussent jamais connu leur tante Dinah, qui, quelque soixante ans auparavant, avait épousé son cocher, et cependant cette anecdote hantait comme un souvenir importun la cervelle de l’excellent vieux soldat, et M. Shandy ne pouvait s’empêcher de bondir toutes les fois qu’il entendait son frère mentionner ce nom. Ainsi c’est à son origine que Sterne doit ces lumières mêlées d’ombre qui enveloppent ses personnages, c’est au passé qu’il doit ce clair-obscur qui illumine ses intérieurs bourgeois, et qui permet à ses petits tableaux de genre de soutenir la comparaison avec les meilleures toiles de l’école hollandaise.

Soit que la fortune laissée par l’archevêque Richard, divisée, puis redivisée encore, ait fini par se réduire en atomes chez quelques-uns des membres de sa famille, soit que, selon l’ancienne coutume, on ait chargé la Providence de la fortune des cadets, nous trouvons en 1711 son petit-fils Roger Sterne simple enseigne dans l’armée des Flandres, au régiment de Chudleigh, n’ayant pour vivre que sa mince paie de 3 shillings et 2 pence 1/2 par jour (4 francs de notre monnaie), et fortement endetté envers une manière de fournisseur ou de cantinier de l’armée, d’origine irlandaise, du nom de Nuttle. Ce Nuttle avait une belle-fille, Agnès, veuve d’un ancien capitaine Hébert ou Herbert. L’enseigne Roger vit peut-être dans cette veuve un moyen de se délivrer des importunités du beau-père, et dans l’automne de 1711 il l’épousa à Bouchain en Belgique, où son régiment tenait garnison. La précédente union avait sans doute à peine entamé chez la veuve sa puissance de parturition, et Roger Sterne avait sans doute aussi hérité de la fécondité de son grand-père, car à partir de ce mariage sa vie fut celle des pauvres officiers de toute nation que nous voyons traîner après eux une femme toujours en travail d’enfant ou en travail de nourrice. Dans toutes les garnisons où son devoir l’arrête, sa femme lui donne un nouveau-né : en 1712, à Lille en Flandre, la petite Marie, sœur aînée de Sterne ; en 1713, à Clonmel en Irlande, le célèbre Laurence, et ainsi de suite jusqu’au jour où le hasard du service militaire mit entre les époux l’étendue de l’Océan, et où l’enseigne, alors lieutenant, trouva son dernier et éternel casernement à Port-Antonio, dans la partie nord de la Jamaïque.