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surprendre ces végétations singulières et touchantes d’honneur et d’humanité que le métier militaire fait plus que tout autre germer dans les cœurs bien nés. Cet oncle Tobie, si bon, si inoffensif, si innocent, c’est le lieutenant Sterne lui-même, que vous auriez pu impunément tromper dix fois de suite, au dire de son fils, si neuf n’avaient pas suffi à votre dessein. Ce caporal Trim, qui a trouvé ses invalides auprès de son vieux capitaine, exista en réalité ; il se nommait James Butler ; il était, comme Trim, d’origine, irlandaise, et plus d’une fois il avait porté dans ses bras le petit Laurey. Ce lieutenant Lefebvre à l’agonie si touchante, Sterne en avait entendu raconter l’histoire à son père. Ce fameux bonnet espagnol, ce montero cap que Trim conserve avec tant de soin comme une de ses plus précieuses richesses, vient en droite ligne de l’expédition du Vigo. L’histoire du frère de Trim, détenu en Espagne dans les cachots de l’inquisition, a aussi son origine dans quelqu’une de ces expéditions auxquelles l’ambition d’Elisabeth Farnèse obligea l’Angleterre. Puis, comme les parens les plus prudens sont enclins à oublier souvent combien l’intelligence de certains enfans est précoce, et comme les serviteurs dans le laisser-aller de leur conversation populaire ne font pas toujours attention à qui les écoute, les oreilles du jeune Laurence avaient retenu plus d’une scabreuse histoire de garnison racontée aux heures où sa présence était mise en oubli ou n’était pas soupçonnée. L’histoire de la béguine des Flandres et bien d’autres de l’espèce la plus équivoque n’ont sans doute pas d’autre origine que quelques-unes de ces conversations de caserne écoutées avec une indiscrète avidité par un enfant à l’esprit trop éveillé. De cette éducation d’enfance, il resta chez Sterne une extrême sympathie pour le caractère moral du soldat, qui subsista jusqu’à la fin de ses jours et qui trouva pour s’exprimer la délicatesse la plus ingénieuse et la plus pathétique sensibilité. Cet amour se fait jour jusque dans le Voyage sentimental, dont deux des plus jolis épisodes sont à coup sûr l’anecdote de ce chevalier de Saint-Louis qui vend des petits pâtés pour vivre à la porte du château de Versailles et celle de l’épée du marquis d’E. On a accusé Laurence d’avoir été envers sa mère un fils ingrat, et tout à l’heure nous verrons ce qu’il faut penser de cette accusation ; mais ce qu’on peut affirmer en toute assurance, c’est qu’il fut singulièrement fidèle au souvenir de son père, car le Tristram Shandy n’est, en un sens qu’un monument élevé à la mémoire du lieutenant Roger, et certes jamais la tendresse filiale ne trouva une expression plus touchante et plus respectueuse.

Le lieutenant Roger Sterne eut une fin triste et singulière, tout à fait shandéenne et qui ressemble à un des caprices de l’imagination