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irréparable, car il crée une fatalité qui n’existait pas pour lui. Autre exemple, pris non plus dans la nature, mais dans les circonstances qui dépendent de notre volonté. On ne saurait être assez prudent, assez attentif, dans le choix des noms de baptême, car les noms ont une influence favorable, funeste ou neutre. Vous vous appelez César ou Pompée : ce nom va soutenir votre fortune ; vous vous appelez Jacques ou Thomas : il ne vous arrivera pas d’accident, mais vous n’irez jamais loin ; vous vous appelez Nicodème ou Tristram, et vous voilà désignés pour l’insignifiance ou le malheur. La tante Dinah avait épousé son cocher. — C’est la faute de son nom, ce n’est pas la sienne, disait M. Shandy ; comment avec un pareil nom ne lui serait-il pas arrivé quelque énorme accident ? Voilà qui est bien bizarre ! dites-vous ; prenez garde que dans tout cela il n’y a de bizarre que la forme. Regardez bien autour de vous, et vous trouverez que les opinions de M. Shandy sont fondées sur l’observation la plus fine du cœur humain et la plus judicieuse du train du monde. L’ordre moral connaît, aussi bien que la nature, cette tyrannie des circonstances parasites et cette force d’attraction et d’agrégation des molécules infinitésimales que décrivent les physiologistes.

Voici qui est plus profond encore. Si nous sommes étonnés des excentricités du hasard, c’est faute d’être assez savans dans la vraie constitution de la nature humaine. La raison et la liberté sont les reines du monde, disent les philosophes. Oui, en apparence ; mais en réalité ? L’âme humaine a une belle façade, bien ordonnée, il en faut convenir : ses actions sont déterminées par des causes avouables, les institutions qui les condamnent ou les sanctionnent sont l’œuvre de la raison même ; mais franchissez ce vestibule, que l’homme ne dépasse presque jamais, — car il ne connaît pas son propre logis, — et vous trouverez que cette raison si fière, qui prétend ne relever que d’elle-même, a été mise en mouvement par l’imagination, qui traîtreusement, pour justifier ses caprices ou ses passions, a fait choix d’un certain nombre de circonstances acceptables et déterminé judicieusement l’heure de son action. Marchez toujours, et par derrière l’imagination vous découvrirez tout au fond de vous-même une faculté qui n’a pas encore de nom. Faut-il l’appeler folie, ou faut-il croire que c’est l’âme de l’enfance qui s’est réfugiée dans cette retraite inaccessible, lorsqu’elle a été refoulée par les années, et qui continue à jouer avec les hochets du premier âge ? Cette faculté, Sterne l’appelle dada ou hobby-horse. Nous avons tous notre dada, et si nous pouvions voir clair dans le fond de nous-mêmes, nous serions étonnés de découvrir que l’enfance a persisté sous l’âge mûr ou la vieillesse. N’est-ce pas un véritable enfant que l’oncle Toby avec ses forteresses en miniature,