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lation. Mes pieds ne suivent jamais la voie du mensonge, de la fraude et de la fourberie, ennemis mortels de la vertu sainte. Je ne m’emporte point contre ma mauvaise fortune, et pourtant, en me voyant debout en un tel lieu, je sens encore plus vivement ma misère. Si grands que soient mes désirs, je me contente de peu… » Il y aura toujours profit à les voir passer comme dans un nuage, ces génies fiers et indulgens, ces héroïques maladroits, ces vaillans infortunés qui portent leur misère avec une mélancolie souriante, à côté des raffinés, des mondains et des habiles, qui le plus souvent sont aussi les heureux.

C’était peut-être bien aussi un homme à la mode de Cervantes, quoique avec bien moins de génie, ce poète dont M. Alphonse Royer s’est fait le traducteur, cet Alarcon qui arrivait du Mexique, son lieu natal, et débarquait en Espagne vers la fin du XVIe siècle, au moment où tous les désespérés d’Europe partaient au contraire pour l’Amérique. Cervantes le fait figurer tout jeune encore, sans doute peu après son arrivée du Nouveau-Monde, dans le récit burlesque d’une fête de San Juan d’Alfarache à Séville. Quelle fut la vie d’Alarcon ? On ne le sait guère. Il n’avait pas certes la beauté en partage. Il était laid, de maigre apparence, bossu, et il eut surtout à lutter contre la mauvaise fortune, même contre le déchaînement des poètes ses contemporains, qui l’assaillirent de brocards. Il avait fini par obtenir un emploi, et vers 1739 on trouve cette note : « Est mort don Juan d’Alarcon, poète renommé par ses comédies et par ses bosses, et rapporteur au conseil royal des Indes. » Alarcon est en effet ce « poète renommé, » le vrai créateur de la comédie de caractère en Espagne. On connaît ses œuvres au moins de nom, la Vérité suspecte, premier modèle du Menteur de Corneille, le Tisserand de Ségovie, Acquérir des Amis, Changer pour trouver mieux. M. Alphonse Royer n’a pas eu seulement l’idée de les traduire, il a eu la patience d’en traduire au moins une en vers octosyllabiques. Je conçois bien que la traduction d’Alarcon ait été pour M. Alphonse Royer un travail sérieux ; mais ce qui est certain, c’est que la traduction de Carlo Gozzi a dû être un amusement autant qu’un travail. Assurément rien ne diffère plus du poète espagnol que le poète vénitien. Ici, on est en pleine vie indolente sous le ciel de Venise, en pleine féerie au théâtre San-Samuel, en pleine guerre aussi contre la comédie larmoyante de Goldoni. Cet humoriste est un autochthone, un défenseur du vieux langage, des vieilles mœurs, des vieux amusemens nationaux. Gozzi a le mérite d’être un original dans l’exiguïté de son génie. C’est de la féerie, direz-vous, c’est un jeu d’esprit bizarre et puéril : c’est possible ; mais, comme le remarque avec une spirituelle ironie M. Royer, il faut pardonner au poète vénitien de ne pas prêcher sur son théâtre, de ne faire courir dans ses fables « aucune mère après son enfant perdu, aucun héritier dépossédé après les papiers qui doivent lui rendre son nom et sa fortune au bout de cinq actes de gymnastique dramatique. » Ces puissantes machines n’étaient pas connues du temps de Carlo Gozzi. Fermez les