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songes et de vouloir discuter ce qu’il a dit ou fait en dormant. Voilà le côté odieux de ces faux semblans d’amitié… » Rufin s’était vanté d’avoir souffert pour la foi dans Alexandrie, on ne sait à quelle occasion, et il l’avait écrit. Jérôme continue avec sa terrible ironie : « Toi aussi, frère, tu rêves parfois ; tu te vois en dormant captif du Christ, tu te crois arraché à la gueule d’un lion, tu crois combattre les bêtes dans le cirque d’Alexandrie, et ensuite, quand tu es réveillé, tu t’écries fièrement : « J’ai consommé ma course, j’ai gardé ma foi, et j’attends la couronne de justice ! » Calme-toi, réfléchis, et tu verras que ce n’est qu’un rêve comme le mien. On n’est point confesseur sans prison, et il n’y a point d’exil sans un décret de bannissement. Sais-tu où est située ta prison ? Sais-tu comment se nommaient tes juges ? Tâche de te le rappeler, car personne n’a jamais rien entendu raconter de pareil, ni en Égypte, ni ailleurs. Alors ce sera curieux, ce sera beau, et nous réciterons les actes de ta confession dans le martyrologe d’Alexandrie. Tu seras bien fort contre moi, quand tes partisans pourront dire en parlant de moi : « Il attaque un confesseur du Christ ! »

On avait fait courir en Afrique (car tous les moyens étaient bons aux ennemis de Jérôme) une lettre signée de son nom par laquelle il déclarait que, poussé par certain Juif à traduire la Bible d’hébreu en latin, il l’avait traduite sur des livres falsifiés, et qu’il en faisait pénitence. Dans cette lettre pseudonyme, on avait essayé probablement de reproduire son style et les formes vives de son langage ; mais la chose n’était pas aisée, et aucun homme habile ne s’y trompa. Toutefois ce coup fut plus sensible à Jérôme que tous les autres, parce qu’il attaquait le long et saint labeur où il avait consumé sa vie. Quoi ! dans sa profonde croyance en la vérité des Écritures, il avait voulu les ramener à la plus grande pureté de leur texte, il avait pour cela revisé les Septante, et, non content d’en avoir donné l’édition la plus sûre, il avait voulu remonter jusqu’à l’original hébreu, afin de gratifier l’Occident d’une bible latine qui fût le miroir de la vraie Bible, et voilà qu’on lui faisait dire qu’il se reconnaissait la dupe des ennemis du Christ ! Il se trouvait avoir infirmé l’autorité de la Vulgate latine et celle de la vieille traduction grecque, que beaucoup de gens regardaient comme inspirée, et cela pour y substituer une falsification judaïque ! Loin d’avoir été utile au christianisme, il en aurait été le plus fatal adversaire, et c’était dans sa bouche qu’on osait placer cet aveu ! « Ah ! s’écrie-t-il avec amertume dans son Apologie, mes ennemis sont bien indulgens, et je les remercie du fond de mon cœur. J’aurais pu confesser dans cette lettre que je suis homicide, adultère, sacrilège, parricide, et dans la forêt de crimes dont je dois être coupable ils ont