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doute comme un chef-d’œuvre, Vigilantius déclarait origéniste le solitaire de Bethléem ; origénistes son frère Paulinien, le prêtre Vincentius, Eusèbe de Crémone, et leurs compagnons ; les dames non plus n’étaient pas épargnées : à entendre ce transfuge, les couvens de la Crèche étaient un nid d’hérésie. Il ajoutait qu’il avait eu là-dessus de fréquentes discussions avec ses hôtes, et qu’il avait réduit Jérôme à se taire. C’était bien jusque-là, au gré de Rufin ; mais Vigilantius, fier du succès de son premier écrit, en fit un second dans lequel il voulut dogmatiser. Il avait sa théologie à lui qu’il exposa : il attaquait la virginité, il attaquait la tempérance, il attaquait le culte des saints, il attaquait l’emploi des cierges dans l’usage ecclésiastique comme entaché de paganisme ; en un mot, il bouleversait tout dans l’église. Ce second libelle nuisit au premier. Jérôme, à qui l’on eut soin de les faire passer tous deux, y répondit, par humilité, disait-il ; mais sa réponse, dictée de verve, rendit l’ingrat Dormitantius la risée du monde chrétien, comme il avait été celle de Bethléem. Tous les lecteurs de ses œuvres ont présente à l’esprit cette pièce tour à tour sanglante et bouffonne où il feint de vouloir ramener le prétendu hérésiarque à sa profession antérieure, et, au milieu des sarcasmes dont il l’accable, expose cependant, pour l’enseignement des fidèles, avec une logique et une élévation admirables, la raison et l’antiquité des usages chrétiens. « Frère, lui dit-il, retourne au métier que tu faisais dans ton jeune âge, il n’est pas bon de changer ainsi. Autre chose est d’être cabaretier ou théologien, autre chose de déguster les vins ou d’avoir l’intelligence des prophètes et des apôtres, autre chose de savoir vérifier le bon aloi d’une pièce d’argent ou de contrôler l’église. Je n’accuse pas le vénérable Paulin de m’avoir trompé en t’introduisant dans ma demeure : je me suis trompé moi-même, car j’avais pris ta rusticité pour une humilité modeste. Si pourtant tu t’obstines à être un docteur, écoute ce conseil d’ami. Va à l’école, suis les grammairiens et les rhéteurs, étudie la dialectique, instruis-toi de ce que furent jadis les sectes des philosophes, et lorsque tu auras appris tout cela, apprends encore à te taire. Je crains néanmoins que ce ne soit perdre son temps que de te donner des conseils, à toi qui en remontres à tout le monde : je ferais mieux d’écouter le proverbe grec qui dit « Ne pas jouer de la lyre à un âne ! »

Les années 396 et 397 apportèrent à Bethléem, au milieu de ces ennuis, deux vraies et profondes douleurs. En 396, Jérôme perdit son fils spirituel le plus cher en la personne du jeune Népotien, prêtre dalmate et neveu de son vieil ami Héliodore, devenu évêque d’Altinum. La vie du neveu s’était modelée sur celle de l’oncle avec une naïve et touchante affection : tous deux avaient été soldats,