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passions et des batailles. Les choses mêmes disparaîtront dans cette fumée.

Rien au monde ne fait plus d’honneur aux Français que d’avoir été capables de se donner froidement, impassiblement leur code civil au milieu du délire même de 1793. C’est ce qui montre le mieux les énergies indomptables de cette race. Il n’est aucun peuple qui ait fait paraître cette puissance de raison civile dans l’extrême danger de mort, la tête sous le couteau. Je ne vois pas que les Romains aient rien fait qui en approche. On parle encore de ce champ qu’ils ont acheté pendant qu’il était occupé par Annibal. Qu’est-ce que cela auprès de ce champ des lois civiles acquis et donné au monde par les Français pendant que le monde les occupait et les tenait presque sous ses pieds ? Il y a donc pour eux une importance extrême à bien marquer en quel temps ils ont posé d’abord le principe de leurs lois civiles, et c’est vraiment une calamité qu’une nation si délicate en matière d’honneur se soit laissé si aveuglément dépouiller de sa gloire principale pour en revêtir, à son immense préjudice, d’autres temps, d’autres hommes, ou plutôt un seul, qui sut se substituer à tous. C’était perdre à la fois et la liberté et la gloire la plus solide.

Il est certain en effet que ce qui constitue un code civil, ce sont les principes fondamentaux, les formules générales d’où dépend son caractère. Voilà l’œuvre vraiment créatrice. Lorsque ces grandes lignes ont été tracées, des hommes et des temps même médiocres peuvent remplir les vides, achever ce qui est incomplet, terminer la figure dessinée dans le marbre. À ce point de vue, comparez le code civil de 1793 à celui de 1803. Vous verrez que toutes les grandes formules, celles qui déterminent une législation, ont passé presque littéralement du code de la convention dans le code de l’an XII. La substance de la loi est la même. Et pouvait-il en être autrement, quand c’étaient les jurisconsultes de la convention, Cambacérès, Treilhard, Berlier, Merlin de Douai, Thibeaudeau, qui reproduisaient leur œuvre sous le masque du premier consul ?

Mais, chose incroyable, s’il n’était si aisé de la vérifier, l’ordre avait été donné d’oublier. Il fut exécuté par ceux-là mêmes qui y perdaient leur meilleur titre d’honneur. Relisez les discours des conseillers d’état, des tribuns qui, sous le premier consul, exposent les bases du code civil : jamais ou presque jamais ils ne rappellent le premier code de 1793, dont ils empruntent la substance et l’âme. Qui aurait osé en 1803 invoquer l’autorité, le témoignage, la science, la sagesse du législateur de 1793 ? On aima mieux effacer une nation pour ne laisser subsister qu’un homme.

De là un vide qui frappe surtout les jurisconsultes étrangers. Le code civil de 1803 apparaît sans tradition, sans passé, sans nulle