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Plus loin, nous traversons un clair torrent qui coule sous des aulnes en un lieu où les Français avaient construit des. scieries dès le milieu du dernier, siècle. Il s’y est bâti un village où je cherche vainement une chaumière et un paysan. Toutes les cabanes sont proprettes, bordées d’un petit jardin fleuri. Les hommes s’en vont aux champs avec leurs chevaux, leurs machines ; les femmes ont un air de dames sous leurs tabliers blancs. Un fermier, assis à la porte de sa grange, fait une grave lecture pour se délasser des travaux de la matinée. Rien de plus frappant que cet air d’aisance et de bien-être. Si l’on excepte les villes, il n’y a pas, à proprement parler, de peuple en Amérique ; tout le reste est classe moyenne, c’est-à-dire classe aisée, instruite et régulière. Le paysan n’est pas, comme ailleurs, un prolétaire, c’est un bourgeois qui cultive son propre héritage. Aussi n’y a-t-il qu’une différence de degré et de fortune entre l’humble ouvrier de village et le riche négociant de Fifth-Avenue. Regardez-y de près, et vous verrez comme ils se ressemblent, comme ils se confondent aisément.

C’est la première colonie agricole que je vois en Amérique : les collines n’ont jamais été touchées par la hache, elles gardent leur vêtement sombre. La vallée cependant est riante, semée de prairies et de champs d’avoine. Les enclos sont séparés, par des barrières tortueuses de rails posés les uns sur les autres, semblables à un paravent à demi déployé. Les troupeaux errent dans les pâturages où blanchissent encore les souches déchirées des forêts anciennes. Voici enfin le lac George, ce joyau de l’Amérique, dont on m’a tant parlé.

C’est vraiment une merveille. Les Indiens, dans leur poétique langage, l’appelaient Minnehaha, ou le lac aux doux sourires. Je le retrouve tel qu’ils l’ont laissé, doux, quoique désert, et hospitalier, quoique sauvage. On voudrait s’y construire un nid dans la forêt, un canot sur la rive, et se tailler une miniature de royaume dans son archipel inhabité. J’y vois rassemblé tout ce que Côme, Zurich et Killarney, la Suisse irlandaise, ont de plus délicieux. J’y trouve de plus cette impression vivifiante, ce parfum de sauvagerie qui manque à notre Europe. Les bords sont escarpés, anguleux, puis arrondis à mesure qu’on avance. La forêt qui les enveloppe réunit tout ce que la végétation méridionale a d’énergique, tout ce que les humides contrées du nord ont de frêle et de gracieux. Les eaux sont d’un bleu tendre, comme celles de Côme ou de Lugano. L’œil se joue dans les détours des anses profondes et se repose doucement sur les plans aériens de la montagne. Sur la plage, solitude éternelle. Deux barques nous accostent au passage : ce sont des pêcheurs qui vivent sur les eaux aussi isolés que le chasseur dans la forêt.