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stacle, et vont s’épandre à peu de distance dans un bassin nouveau.

On s’embarque au village d’Aylmer, sur un bateau à vapeur encombré. Le lac des Chênes est fort semblable à ceux que j’ai traversés en venant de Montréal. L’extrémité seule a un caractère original et nouveau. La rive, couronnée de forêts, forme un vaste amphithéâtre qui bouche la vue de tous côtés. On aperçoit dans cette ceinture verte des bandes blanches et argentées. Ce sont des torrens qui du plateau supérieur viennent tomber à pic dans le tranquille bassin du lac. Une brume blanche et chaude enveloppe toute la contrée ; un village apparaît à gauche, niché dans la forêt, vers l’issue de la plus grosse rivière. A droite, nous entrons dans une anse étroite, retirée, où une douzaine de cabanes noires se groupent sur un promontoire rocailleux. Quelques canots couchés sur la plage, des bœufs qui ruminent, des oies qui naviguent en flottille, rappellent la vie rurale et reposent l’œil fatigué du désert. Une poulie, en un clin d’œil, débarrasse le pont du bateau de ses marchandises. J’entre sous un hangar de planches, où, à mon grand étonnement, je trouve un chemin de fer. Ce n’est pas qu’on eût fait grands frais pour l’établir : on avait abattu, équarri à peu près les arbres voisins, qui, entassés à plat, formaient une chaussée de bois massif. Un wagon assez semblable à une tapissière, chargé déjà de quarante personnes et attelé de deux chevaux, n’attendait plus que le signal du départ. Il s’en allait vers des contrées plus sauvages et plus inhabitées encore. C’est ainsi qu’en Amérique on pénètre dans le désert ; les chemins de fer ont devancé les routes.

Au retour, je me mis à dessiner ; aussitôt je fus entouré. Vous ne sauriez vous figurer la naïveté des indigènes. Ils me demandaient mille explications, mille renseignemens, d’où je venais, ce que je faisais, si je travaillais pour la gravure. Ils semblaient tout ébahis lorsqu’ils croyaient comprendre que je me donnais cette peine pour mon plaisir, et que je voyageais sans but déterminé. Bûcherons, pionniers, marchands de bois, marchands de fourrures, gens actifs et âpres au gain, voilà ce qu’on rencontre ici ; mais quant à un touriste, la chose est si rare qu’on en conçoit à peine l’idée. Aussi étais-je un être supérieur et merveilleux. Le capitaine m’offrait une chaise, une table, le purser venait m’avertir que le dîner était servi. Malgré cela, j’aurais volontiers envoyé au diable ces braves gens, leurs curiosités, leurs prévenances et leurs familiarités.

Les Français surtout sont de vrais enfans. Ici encore ils sont nombreux et s’emploient aux travaux les plus rudes ; doux, gais, polis entre eux, mais extrêmement ignorans et incivilisés. Notre race, qu’on dit si turbulente, si mobile, est une des plus routinières et des plus ennemies du nouveau qu’il y ait au monde. Partout où elle se trouve en concurrence avec une autre, elle ne sait guère