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et qui sont devenus inséparables. Ils s’agacent encore quelquefois, montrent les dents ou la griffe, mais ce n’est plus qu’un combat amical et simulé ; les traces de leur antipathie native subsistent dans leurs jeux sans troubler leur fraternité nouvelle.

Je ne me dissimule pas que les Anglais gagnent aujourd’hui en influence et que cet accord tourne à leur profit. Partout où les deux races seront en concurrence, excepté sur les champs de bataille, nous aurons difficilement l’avantage. Je vous ai dit que la population française encombrait les derniers rangs du peuple canadien. Presque tout le monde se sert également des deux langues, et vous ne pouvez pas toujours savoir à quelle race appartient l’homme à qui vous parlez ; mais l’anglais décidément prédomine. Les familles françaises, de la classe élevée commencent à copier les mœurs et le langage des conquérans. J’ai vu un M. B…, Français d’origine, que le gouvernement de Québec envoie dans les hautes régions de l’Otawa juger arbitralement certains procès administratifs à propos des concessions de forêts. Son père, compromis autrefois dans l’insurrection, française et proscrit pendant beaucoup d’années, appartient aujourd’hui au gouvernement. Lui-même a oublié la langue de ses pères, la comprend à peine, et ne parle plus que l’anglais. Ces signes de décadence m’affligent, car je vois venir le temps prochain où le français ne sera plus parlé que dans le bas peuple, où même il disparaîtra, comme nos patois de province, devant la langue officielle. La petite nationalité française du Canada sera bien près alors d’être absorbée par sa rivale. Elle est comme une barque échouée sur une plage lointaine, et qui résiste longtemps aux vagues ; mais la marée monte, et tout à l’heure le nouveau peuple va l’engloutir.

Toronto, 10 août.

Je viens de passer une journée et une nuit, vingt-quatre heures de suite, en chemin de fer. Je me rembarque dans une heure pour Collingwood, et demain matin je serai en route pour le Lac-Supérieur. On ne voyage pas vite sur le chemin de fer d’Otawa. La voie est si délabrée qu’on n’ose pas faire plus de trois lieues à l’heure, et la compagnie n’a pas de quoi faire les réparations indispensables[1]. Des enfans courent après nous, escaladent le marchepied du wagon, et nous vendent, chemin faisant, des framboises et des pommes sauvages. Le train, dans ces solitudes, s’arrête au gré des passagers. Parfois un homme se lève, tire la corde qui fait sonner

  1. La compagnie du chemin de fer d’Otawa à Prescott fit justement faillite deux mois plus tard, et les créanciers, qui s’étaient saisis de l’immeuble, le trouvèrent si dégradé, qu’ils n’en purent faire aucun usage.