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à ceux de Norvège ; on est étonné de leur haute stature, quand on les voit renversés.

Vers le milieu du chemin, nous traversons une plaine vague, marais ou bruyère. Adroite, dans la vapeur, qui n’a cessé de nous aveugler, on aperçoit une flaque blanche et argentée : c’est le lac Simcoe, qui se déverse dans le lac Huron par la rivière Severn. Ici, la fumée devient étouffante, et le ciel en est obscurci. Tout ce pays est en feu depuis quelques semaines : l’incendie court à droite, à gauche, suivant que le vent le pousse ; mais il est probable qu’il passera partout. On voit des villages entourés de flammes, des forêts où il ne reste plus à la place des arbres que de gros tisons ardens. Tantôt la terre morte et calcinée, les feuillages desséchés, les troncs noircis, indiquent le passage récent de la flamme ; tantôt elle éclate dans un fourré vert jusque-là épargné, et l’on aperçoit à travers les buissons ses langues brillantes. A deux pas de là, le pionnier, impassible, fauche tranquillement son champ d’avoine : il a l’habitude de jouer avec ce danger. Cependant le soir tombait ; la forêt s’enveloppait d’une ombre bleue ; çà et là, dans sa profondeur obscure, un point rouge luisait comme une étoile. La lune même, à travers la vapeur, semblait rougie d’une flamme sanglante. Le feu s’enroulait en spirale autour des grands arbres, qui brillaient alors dans les ténèbres comme de grandes torches enflammées. Les feux lointains répandaient une lueur blanche, une sorte de lumineuse auréole ; les feux voisins nous aveuglaient de leur ardente lumière : ils couraient dans les broussailles, voltigeaient de feuille en feuille, s’accrochaient aux vignes et aux lianes, serpentaient le long des barrières, faisant une pluie d’étincelles qui jaillissaient comme des fusées et des nuages d’une fumée brillante comme des feux de Bengale. Souvent nous courions en pleine fournaise, nous sentions le souffle embrasé de la flamme, et son gai pétillement devenait un menaçant murmure. Ce spectacle, au crépuscule d’abord, puis à la nuit noire, était vraiment féerique et superbe. Je songeais, en l’admirant, à tant de richesses dévorées, et je me disais que ce feu de joie coûtait cher.

Collingwood est un village à l’américaine, c’est-à-dire un rudiment de grande ville. Le lac Huron est en face de moi, enveloppé de brouillards. Une voie ferrée s’avance sur une jetée que termine un grand phare de planches, et où l’Algoma, qui va m’emporter, se repose de son dernier voyage.

Je continue à exciter la curiosité et à donner lieu aux conjectures. Quel est ce personnage mystérieux qui vient de Paris, qui semble riche, qui ne sait pas le prix du timber ni la valeur de la tonne de cuivre ? Il n’est pas probable que l’empereur des Français