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des mains noires, et qu’un chiffon de soie transforme en grandes dames. Les hommes ressemblent à des épiciers endimanchés ou à des sapeurs-pompiers en habits de ville. Les Allemands ou plutôt les Américains de race allemande, qui sont nombreux dans l’ouest, oublient déjà leur langue maternelle, et ne se distinguent plus des Yankees à barbes de bouc que par leurs cheveux bouclés, leurs grandes moustaches blondes et leur goût persistant pour la musique. Les enfans imitent déjà le sans-façon paternel : pendant que j’écris, il en vient une bande autour de moi dévaliser mon pupitre et m’accabler de questions. Tout à l’heure ils jouaient à la balle sur mon dos, où de temps en temps les plus bardis venaient donner un coup de tête.

En revanche, n’ayez pas le malheur de vous asseoir à table avant que toutes les femmes aient pris place, ne venez même pas ensuite, si vous êtes garçon, vous attabler parmi les gens à peu près propres qui occupent le haut bout. On vous relègue parmi les têtes crasseuses, à moins que vous n’ayez une lady pour compagne. La plus repoussante a le pas sur vous, et rien de plus impérieux que l’étiquette démocratique. On me raconte que sur un paquebot du Mississipi, un passager malade s’étant permis de lâcher un petit juron contre les soi-disant ladies qui le chassaient de sa place, le capitaine arriva sur lui comme un furieux, en brandissant un couteau de cuisine avec des malédictions de damné. Cet homme, ancien matelot, n’en était pas moins, à sa manière, le galant chevalier des dames…..

Nous avions à bord quelques Indiens enrôlés dans l’armée fédérale. Les états font feu des quatre pieds pour trouver des hommes. Je ne sais d’ailleurs où en est la conscription. Je vis depuis quinze jours comme un sauvage, dans une ignorance absolue de ce que fait le monde politique. Je sais seulement que les confédérés ont à peu près perdu Mobile, et qu’il y a eu à New-York un meeting monstre pour Mac-Clellan. Celui-ci paraît gagner du terrain, de l’aveu même de ses adversaires. Ce n’est pas une raison pour qu’il soit élu. On succès militaire brillant assurerait les chances de Lincoln ; aussi le New-York Herald semble-t-il se rabattre de préférence sur le nom du général Grant, sans doute pour détourner au profit des démocrates une partie de l’influence que ses victoires pourraient gagner aux républicains. Cependant le ministre des finances donne, dit-on, sa démission. Je ne sais quel sera le nouveau Curtius qui consentira à engloutir son avenir politique dans le gouffre de la dette américaine.

Il est écrit que je ne connaîtrai pas le lac Huron. La même fumée qui me le cachait à mon arrivée m’accompagne encore à mon re-