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tère de richesse abandonnée et de fécondité triste qui reste aux lieux qui ont été l’ancien séjour de l’homme. Çà et là se dresse au milieu de la plaine un de ces monticules, étonnement des géologues et des antiquaires, et qu’on dit être les monumens d’un peuple évanoui. Les chevaux sauvages de la prairie s’y assemblent pour aspirer le vent frais des collines, et l’on doute si l’on a devant soi quelque jeu singulier de la nature ou le tombeau d’une race détruite.

Quelle était cette nation mystérieuse dont le nom même est perdu ? A la vue de ces grasses contrées, on fait un retour involontaire sur la catastrophe inconnue qui les a rendues à la solitude. De temps à autre, la nature reprend l’empire que nous essayons de lui disputer : que l’ouvrier s’arrête un seul jour, et déjà son œuvre s’efface. N’est-ce pas aussi la destinée de cette civilisation hardie dont la marche bruyante envahit si rapidement le Nouveau-Monde ?

Cependant je ne sais quoi de plus vaste annonce l’abord du grand fleuve ; les montagnes se séparent, fuient des deux côtés ; la plaine se couvre d’alluvions sablonneuses. On découvre enfin le Mississipi, grande masse d’eau noire parsemée d’îles, sans courant visible, expirant sur des bancs de sable limoneux. Une rangée de paquebots s’aligne près du rivage : celui de Saint-Paul ne partira qu’à minuit. La Crosse, où je me promène, est un village plat, future grande ville, avec des rues sans pavé et des maisons de bois. Elle a déjà plusieurs hôtels, plusieurs églises et deux journaux quotidiens.

Saint-Paul (Minnesota), 27 août.

J’arrive ici pour me mettre au lit après le plus rude et le plus malaisé des voyages. J’ai une jambe boiteuse qui refuse le service et me condamne pour quelques jours à une immobilité absolue. Le plaisir d’être tranquille sous un toit, dans une chambre close, après quatre nuits de bivac, et d’y trouver quelque chose de vous, compense bien l’ennui de mon emprisonnement forcé…

Je m’embarquai mercredi soir sur le bateau de Saint-Paul, à la lueur des torches et d’une sorte de brasier suspendu au bout d’une pique, dont la flamme, sans cesse excitée par l’huile ou la poix qu’on y verse, jette au loin une lumière d’incendie. C’est une scène presque fantastique que ce tumulte nocturne, ce pêle-mêle de ballots, de caisses, de figures farouches, à la lueur rouge et intermittente des charbons ardens. Le salon, les balcons du bateau sont encombrés d’une foule compacte. On se presse autour du guichet du commissaire ; j’avais un billet pris d’avance, mais c’est au premier occupant que les lits appartiennent. Las de me débattre dans