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la cohue, je montai sur le pont. Il faut vous dire que sur les steamers du Mississipi le dernier pont est au quatrième étage ; on se tient là-haut comme sur une montagne ou sur un clocher. Plus haut encore, entre les deux cheminées semblables à des tours de bronze, se trouve perchée la lanterne du pilote, surmontée d’un clocheton doré. J’allai m’y asseoir, et j’assistai à la manœuvre.

Vous ne sauriez croire avec quelle adresse les Américains manient ces grosses masses : en avant, en arrière, à droite, à gauche, ils les feraient passer par le trou d’une aiguille. Le pilote, piétinant sur sa roue, tirant mille cordons, faisant crier le sifflet, agitant des sonnettes, ressemble à un organiste qui fait parler son immense instrument. C’est lui qui tient tous les fils de la machine et qui les fait mouvoir tous à la fois : il faut pour ce métier beaucoup de force, d’agilité et de présence d’esprit. Les chocs d’ailleurs ne sont pas dangereux ; il n’y a pas de voyages où l’on ne s’engrave. Lorsqu’on veut aborder, on pousse l’avant du navire obliquement vers la rive ; il y reste engagé dans le sable, et l’on saute du pont sur la terre, Ces colosses tirent à peine dix-huit pouces ou deux pieds d’eau. Leur large carène est plate, leur poupe carrée. C’est pour ainsi dire une grande maison de bois bâtie sur un radeau. La construction en est merveilleuse, tant elle est à la fois légère et solide. Tout l’édifice repose sur des piliers de bois si minces qu’on croit qu’ils vont se rompre. Les planchers sont si diaphanes qu’on ose à peine y poser le pied ; mais aucune de ces pièces fragiles n’a une grande portée : elles sont soutenues et enchâssées de tous côtés, et le tout se maintient par la justesse des assemblages.

La lune était brillante au ciel et enveloppait d’une molle lumière les îles, les côtes, la rivière, dont la surface noire ruisselait de longues traînées blanches. Les deux cheminées mugissantes répandaient une pluie de grosses étincelles qui faisaient un contraste merveilleux avec la lueur pâle et argentée de la nuit. Les forêts, les plages nues, les rochers blanchissans au front des collines, empruntaient à l’ombre nocturne une beauté mystérieuse et douce. Moitié rêvant, moitié regardant ce tableau magique, je m’endormis à la belle étoile. Je me réveillai rompu ; nous touchions le bord ; au-dessus de nos têtes s’élevait une montagne. Le jour n’avait pas encore paru, mais j’entrevis vaguement que nous étions dans une belle vallée, entre des rives boisées et montagneuses qui se prolongeaient au loin. Enfin le jour se leva sur un délicieux paysage. Je vis deux rangées de côtes riantes, vertes, ondulées, surmontées, escarpemens brunis en forme de bastions crénelés. Le fleuve ondoie au milieu d’une multitude d’îles basses où se déploie une végétation exubérante. A demi noyées en hiver, les grandes eaux y