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trop de sensibilité, comme on disait alors, pour ne pas faire le pèlerinage d’Ermenonville. C’était là que le monument funéraire de Jean-Jacques s’élevait, au milieu d’un parc dont la disposition réalisait fidèlement l’idéal de la nature, telle que Rousseau et ses disciples l’avaient rêvée. Ce vaste jardin anglais, ces belles pelouses, ces eaux vives, ces saules pleureurs abritant une tombe, ces rochers couverts d’inscriptions morales, ce temple de la philosophie, c’était le pur miroir du XVIIIe siècle qui se contemplait dans son œuvre. Depuis que Marie-Antoinette » dans l’été de 1780, avait visité Ermenonville, ce petit voyage était de mode, et Gustave ne laissa pas échapper l’occasion d’offrir à la philosophie un hommage sincère ; Trianon dut le séduire aussi dans la fête brillante que, pour lui, la reine y donna : s’y trouvant entouré de ces jeunes officiers suédois si bien reçus à la cour, Gustave put hésiter par momens à distinguer sa réelle patrie ; mais ce qui le ravissait sans mélange, c’était de se mêler à la vraie vie parisienne, d’aller le soir souper après le théâtre chez ses bonnes amies les grandes dames et d’errer le jour, comme le dernier des bourgeois, dans la ville. Bien que la capitale n’eût pas encore été embellie par ces grands travaux qui faisaient dire à Mercier dans son Tableau de Paris en 1788 : « Il ne nous reste plus qu’à démolir la Bastille ; cela viendra, » de notables changemens avaient commencé d’y répandre l’air et la lumière, et certains quartiers, créés nouvellement, semblaient donner rendez-vous à tous les plaisirs : c’était le temps où le Palais-Royal voyait commencer sa multiple renommée ; les boulevards, récemment ouverts et plantés d’arbres, avaient remplacé l’ancienne ceinture des fortifications et s’étaient promptement garnis d’habitations brillantes, de cafés et de théâtres. Nous qui avons vu les derniers restes de ces joies et de ces fêtes, nous pouvons imaginer ce que leur éclat pouvait être à une époque où le mélange des classes, l’excitation des esprits, la facilité des mœurs, la familiarité du langage, semblaient inviter au plaisir. Gustave subit l’enivrement de cette vie parisienne dont il était capable de goûter le charme, et lorsque, vers la fin de sa carrière, au milieu des inquiétudes d’une guerre en Finlande contre les Russes, il se vit trahi par les siens et entouré de complots, on l’entendit affirmer un jour qu’il était résolu d’abdiquer : après quoi, libre de tous soins, il achèterait, pour passer gaîment ses vieux jours, un hôtel à Paris, sur les boulevards[1] !

On doit rendre cette justice à Gustave III, qu’à travers les plaisirs du voyage il ne perdait pas de vue les calculs politiques. Il lui fallait

  1. Souvenirs de C.-W. Bergman ; t. II, p. 29. Je trouve dans la correspondance du M. de Staël, sous la date du 1er juillet 1788, que Gustave III veut alors acheter une maison à Paria. M. de Staël lui envoie des plans.