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machines-là ne seraient pas possibles sur des rivières comme celles d’Europe. Ici, dans la saison des grandes eaux, elles remontent en trois ou quatre jours de Saint-Louis à Saint-Paul. La nuit, quand vous voyez venir à toute vitesse cette montagne illuminée et mouvante avec ses deux énormes tours noires, qui dominent de haut les rivages, et que vous entendez le terrible grondement de la vapeur échappée, vous croiriez voir flotter une île volcanique. Quand la grosse machine glisse à côté de vous avec ses fenêtres brillantes, ses fanaux colorés, ses bouches de feu et ses petites ombres noires qui sont des hommes, elle vous paraît fantastique et monstrueuse, Il y a quelque chose de magique et de grandiose dans ces puissantes créations de l’industrie humaine.

Ces distractions et celles que fournit le paysage, la grande plaine couverte de forêts, le cours large et tranquille du fleuve, les milliers d’îles luxuriantes, ne m’empêchent pas de trouver le temps long. Nous n’avons fait que soixante milles, c’est-à-dire vingt lieues dans les dernières douze heures. Du bruit, de la foule, une chaleur torride, des nuées de moustiques, point ou peu de sommeil possible, tels sont les charmes de la vie de bateau. Cette nuit, nous nous tordions sur les bancs de sable comme une grosse tortue échouée ; le grondement de la vapeur, le roulement continu du cabestan mis en mouvement par la machine, les craquemens du bateau, les tintemens des cloches, les grincemens des poulies, les cris des matelots qui hissaient les leviers, et surtout les efforts impuissans des roues qui battaient le sable comme si elles allaient se briser en pièces, formaient un concert effrayant à écouter. On travailla toute la nuit sans avancer d’une ligne. Victorieux enfin au point du jour, nous nous remîmes à voguer dans les brouillards du matin. Un peu d’azur tendre souriait déjà dans le ciel ; les vapeurs argentées traînaient sur la rivière comme des mousselines blanches. Nous touchions à une île fraîche et sauvage encore dans tout le luxe de sa végétation du printemps. Des flaques d’eau pâles dormaient sous le fourré des grandes herbes. De fins et délicats feuillages entrelaçaient leurs boucles légères aux arbres de la forêt. Un gros tronc décharné dressait parmi la verdure sa colonne chauve et blanchie. Une cigogne maigre vint s’y poser d’un vol gauche et comme endormi, et nous regardait gravement du haut de son perchoir aérien. Les bords de la vallée se relèvent, le fleuve coule dans un lit moins large, entre deux rangs de rochers ou de dunes amoncelées par les crues de l’hiver. Il y a moins de ces bancs de sable où l’eau s’étend et se dissémine au point de ne plus même offrir les trois pieds indispensables à la navigation.

Il s’est passé de grands événemens depuis quelques jours : d’abord la prise d’Atlanta, et cette fois sans que le doute soit possible.