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n’ayant rien à perdre, peu soucieux de l’intérêt des propriétaires établis, il a besoin que le travail libre soit délivré de la ruineuse rivalité du travail esclave. En même temps sa fierté réclame contre le préjugé qui s’attache au travail dans les pays d’esclavage ; il veut réhabiliter sa condition. Voilà les sentimens généreux et les intérêts légitimes qui font de l’Allemand de l’ouest un implacable ennemi de l’esclavage. Et si malheureusement quelques colons parvenus à la fortune, pouvant profiter à leur tour de la grande injustice, donnent un triste exemple de l’empire de l’intérêt sur la conscience, la masse n’en poursuit pas moins avec une conviction ardente une iniquité qu’elle regarde comme la ruine de la civilisation et la honte d’un pays libre.

Vous concevez la haine mutuelle des deux partis, pour ne pas dire des deux peuples. Rien n’égale le mépris de l’Américain-né pour les intrus étrangers, sinon l’humeur agressive et batailleuse des hommes nouveaux. Ils nourrissent de part et d’autre des sentimens de guerre civile. C’est parmi ces passions toujours frémissantes que le gouvernement fédéral envoya comme chef d’armée et dictateur un homme énergique, mais le plus impropre du monde à jouer le rôle de pacificateur, le général Fremont. Le général ne tenta ni d’adoucir ni de concilier : abolitioniste et homme nouveau lui-même, il se mit résolument à la tête du parti allemand pour écraser les amis de l’esclavage. Il forma une armée allemande, toute dévouée à son chef ; il s’établit au milieu d’elle comme dans une forteresse, et sous son commandement le pays fut paisible, mais de cette paix apparente et sourdement agitée qui entretient toutes les passions et produit tous les maux de la guerre. Saint-Louis, à demi ruiné déjà par la rébellion, qui lui faisait perdre le commerce du sud, par le blocus du Mississipi, qui détournait vers les routes du nord les produits des états de l’ouest, se mit à diminuer de population avec une incroyable rapidité. La paix était si précaire que le général n’entendait pas un bruit dans la rue, pas un murmure inaccoutumé, qu’il ne crût à une révolte. Il tenait ses canons chargés et ses troupes prêtes à marcher au premier signe. Lui-même, avec la passion d’un chef de parti, se plaisait à braver ses adversaires. C’est de Saint-Louis qu’il écrivit le fameux manifeste d’émancipation qui lui valut le désaveu du président Lincoln et sa propre destitution. Il laissa dans l’ouest le parti abolitioniste organisé, discipliné, plus fort et plus résolu, mais en revanche les sudistes plus exaspérés que jamais et la société divisée sans intermédiaire en deux camps ennemis. La moitié des citoyens sont engagés dans une secrète et perpétuelle conspiration. Tout le monde court à l’extrême : entre les abolitionistes radicaux et les amis du sud, point de milieu unioniste et modéré. Les bandes de guérillas tiennent la campagne,