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le feu touche à la poudre, et que ces haines violentes aiment mieux ne pas être éveillées. Ce n’est plus cette discussion libre, aisée, pacifique, des hommes du nord, cette sorte de joute familière d’où la bonne humeur et la franche gaîté ne sont pas exclues. Vous ne rencontrez qu’hommes silencieux et effrayés qui murmurent quelques plaintes timides, modérés hypocrites qui semblent cacher sous leurs expressions de patriotisme attristé quelque redoutable sous-entendu de guerre civile, enfin disputeurs acharnés affectant toujours un ton d’insouciance et de bonhomie, mais haineux au fond du cœur, et laissant percer leur colère dans leurs âpres plaisanteries. La prudence veut que la politique soit bannie des entretiens, et que, même au bruit de la fusillade, l’on cause de choses indifférentes. On sent que le couteau suivrait de près les paroles. En général, l’abolitioniste est plus libre et plus emporté : il provoque franchement son adversaire, et lui dit, comme il le pense, que l’esclavage est une abomination et une absurdité. L’autre, plus amer et plus contenu, répond par de dédaigneux sarcasmes, quittant volontiers le champ de la discussion pour insulter l’orgueil national de son adversaire, et lui parler par exemple de son compatriote Siegel, « l’Allemand fuyard. » Si vous le ramenez à la question, il vous fera en peu de mots sa profession de foi : le nègre est d’une race différente de celle du blanc et inférieure, destinée par le Créateur aux usages domestiques, comme le bœuf ou le cheval. Ses opinions sont si arrêtées qu’il ne consent même pas à les discuter : il regarde toute contradiction comme une insolente absurdité. Si vous invoquez la science, il se met à rire ; si vous lui parlez de l’Écriture, il lève les épaules et ne répond point. Il a sa religion à lui, dont l’esclavage est le dogme fondamental ; ses prêtres et ses pasteurs lui en prêchent la sainteté. On écrit des volumes pour prouver que la servitude est d’institution divine et enseignée dans les livres saints. Des prélats, des docteurs, se livrent à des argumentations métaphysiques dans le goût de Saint-Simon ou d’Auguste Comte, pour prôner, non plus l’égalité ni la fraternité humaines, mais l’excellence morale et les bienfaits de la servitude. Quiconque médit de l’esclavage est un blasphémateur impie et un odieux démagogue : il bouleverse les fondemens de la société. Enfin l’homme du sud est le plus curieux exemple de ce que l’éducation et l’intérêt combinés peuvent produire d’infatuation, d’aveuglement et d’iniquité.

J’ai assisté hier, sur le steamer, à l’une de ces conversations brûlantes, et j’y ai même pris part malgré moi. C’est toujours une chose curieuse que de voir les Américains discuter dans un lieu public. Tout le monde entre en scène sur le pied d’une égalité parfaite. Le manœuvre ou le valet de charrue n’y cède point la parole