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nement. Négligent des apparences et grossièrement vêtu, comme un vrai fermier de l’ouest, mais de figure intelligente, de manières franches et décentes, d’esprit plus cultivé que beaucoup d’élégans financiers des villes, il cache un vrai gentleman sous une enveloppé de paysan. Cette espèce d’hommes est particulière à l’Amérique et lui fait honneur. Riche sans être opulente, simple sans être grossière, instruite sans être raffinée, elle a une indépendance et une droiture qui plaisent par le manque même d’artifice. Vivant dans le pays le plus démocratique du monde, elle ne se sent inférieure à personne : elle n’a pas cette humilité envieuse que montre chez nous la classe aisée du peuple, elle a au contraire ce petit sentiment de fierté qu’éveille la propriété territoriale héréditaire. Elle donne l’idée de ce que devait être la robuste yeomanry anglaise avant le règne de l’industrie et de la spéculation. Cette classe est, si je ne me trompe, l’espoir de l’Amérique, le fondement de l’aristocratie de fait qui ne peut manquer quelque jour de s’élever comme ailleurs du sein de la masse du peuple. Sur ce sol fraîchement remué, qui se consolidera plus tard, les tiges qui domineront et abriteront les récoltes futures ne sont pas assurément ces monstrueux champignons de la finance, gonflés par une pluie d’orage et renversés du premier coup de vent : ce sont ces arbres sains et vigoureux qui ont pris solidement racine en terre, qui s’appuient sur le ferme fondement de la propriété.

Mais, au lieu de bavarder en style figuré, promenons-nous un peu à travers la cité. La ville de Saint-Louis est sale, vulgaire et délabrée. Le quartier du sud est un amas de baraques irrégulières et mal habitées ; le quartier du nord est plein de magasins et d’usines à demi abandonnés. A l’ouest sont les rues neuves, les maisons riches, des jardins, des terrains vides. Dans les rues voisines du port, les trottoirs et les pavés sont en fer tiré des mines et des fonderies de Pilot-Knob. On me fait admirer le Court-house, grand bâtiment corinthien des plus ordinaires, avec un péristyle banal et une coupole écrasée, qui a coûté cinq millions de dollars et enrichi successivement plusieurs entrepreneurs, — une cathédrale catholique avec un-pauvre fronton grec mesquin et étriqué, — une église protestante ornée d’un triste clocher de briques, — la bibliothèque enfin, grande salle basse décorée de statues contrefaites. Voilà la liste des monumens de Saint-Louis ! On me mène à la promenade de Lafayette-square, misérable enclos sans ombre et sans verdure, situé dans les champs, au bout de la ville, sur une éminence d’où l’on embrasse un vaste panorama de bâtisses inachevées. Je ne m’arrête que sur le port, devant le steamer Mississipi, dont les proportions dépassent tout ce que j’ai vu et imaginé jusqu’à ce jour. Les escaliers sont assez larges pour qu’il y passe vingt hommes de