Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 59.djvu/542

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

grandes créations du XVIIe siècle ou les œuvres étincelantes du XVIIIe. La vie se renouvelle à mesure que le temps nous emporte, et on ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve. Notre société démocratique a d’autres devoirs à remplir que les sociétés d’avant 89 ; mais, en appréciant ce que les poètes d’autrefois, esprits sublimes ou charmans, ont fait pour leur époque, nous comprendrions mieux ce que nous devons à la nôtre.

Je ne puis me défendre de ces réflexions attristées au moment où je cherche à résumer les impressions diverses que m’a laissées la littérature dramatique de ces derniers mois. On a beau se dire qu’il ne faut pas juger le théâtre contemporain sur une saison, surtout quand cette saison est abandonnée ordinairement aux œuvres secondaires ; on a beau se dire qu’une période ainsi sacrifiée n’est qu’un témoignage incomplet, et que les maîtres se réservent pour une campagne prochaine : il est impossible cependant de ne pas apercevoir ici des symptômes qui tiennent à une situation générale. Certes l’esprit, le talent, la verve, ne nous manquent point, et si l’on comparait de nos jours la scène française aux théâtres d’Angleterre et d’Allemagne, n’importe à quel moment de l’année, je ne doute pas que dans ce concours européen (l’idée est à la mode) la France ne remportât le premier prix. C’est trop peu. Il ne suffit pas de se comparer aux autres, si les autres s’endorment ; il faut se comparer à soi-même, à ce qu’on a été, à l’idéal qu’on a poursuivi, à la mission qu’on a reçue. Voici une fantaisie poétique intitulée la Pomme. Quand on me prouverait que ni Londres, ni Berlin, ni Vienne, ni Munich, n’ont entendu sur leurs théâtres, pendant l’été de 1865, un dialogue si élégant et des vers si précieux, en serions-nous bien consolés ? Non, certes. Il faudrait, toujours dire à M. Théodore de Banville : Vous maniez la langue des vers en virtuose accompli, vous jouez avec la rime comme le jongleur avec ses boules ; mais quel singulier caprice de porter sur une grande scène ce que vous appelez vous-même des jeux funambulesques ! — Mercure, le factotum de l’Olympe, est chargé par Jupiter de remettre un message d’amour à l’une des belles enfans de la Grèce. En traversant l’espace, il s’arrête à Cythère, où l’attire une affaire personnelle : amoureux d’Hébé, il veut, pour se faire aimer de la jeune déesse, emprunter ou voler à Vénus sa merveilleuse ceinture. Au moment où il arrive, Vénus se promenait, indolente, languissante, au milieu de ses jardins enivrans : l’éternel parfum des roses, les prestiges eternels de l’île enchantée, ont fini par lui monter au cerveau ; elle est lasse de tout, elle n’a rien à désirer, elle s’affaisse dans les bras de l’ennui. À cette vue, le dieu de l’adresse et du vol conçoit tout à coup une orgueilleuse ambition : pourquoi n’essaierait-il pas de séduire Vénus elle-même ? L’heure est propice, l’ennui de la déesse servira les desseins du voleur. Vainqueur de Vénus, il s’en retournera chez les dieux avec l’immortelle ceinture qui lui donnera le cœur d’Hébé. Il s’approche, il fait sa cour ; mais tout ce marivaudage est inutile, et Cypris reconduit le plus galamment du