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champion redoutable des opprimés qui doit concentrer la vénération religieuse, c’est le sage menant une vie divine au milieu des hommes et leur communiquant la science de s’y élever. Comme on voit bien pourtant qu’une religion ne renie jamais entièrement son principe ! Non-seulement Apollonius persiste à attribuer au rite extérieur une valeur intrinsèque, mais même dans ce paganisme épuré nous retrouvons l’erreur, l’illusion fondamentale qui a engendré tous les polythéismes, à savoir la confusion de la nature, et de l’esprit, du phénomène visible et de la réalité invisible, qui semble avoir avec ce phénomène une analogie plus ou moins prochaine. On ne sait en vérité si Apollonius adore le soleil lui-même ou s’il n’y voit que la plus haute manifestation de Dieu. Ce qui est certain, c’est qu’il explique la sagesse supérieure des brahmanes par le fait que, vivant sur une très haute montagne, plongés ainsi dans l’éther pur, ils possèdent toutes les lumières morales en puisant sans cesse à la source par excellence de la lumière physique. On retrouve ici le même procédé de raisonnement que dans le mythe grossier de la naissance de Minerve Athéné, la lueur pure qui suit l’orage, et qui sort du front fendu de son père le ciel : le mythe n’avait-il pas fait de cette divinité physique celle de la sagesse, lucide et pénétrante ? C’était bien la peine qu’Apollonius déployât tant de rationalisme païen pour retomber en plein dans le point de vue mythologique le mieux accusé !

Un contraste, une inconséquence du même genre ressort des vues d’Apollonius sur l’humanité. D’une part, toute sa carrière, tous ses enseignemens partent de l’idée que tous les hommes sont appelés à recevoir et à pratiquer la vérité. En un sens, il peut dire, comme saint Paul, que pour lui il n’y a plus ni Grec, ni barbare. Il parle, il agit en réformateur sur les bords de l’Euphrate et sur ceux du Nil, en Ethiopie comme en Espagne. La sagesse suprême se trouve, selon lui, en dehors de l’empire, chez les Indiens. De telles idées montrent sans contredit combien l’esprit étroit de nationalité, ce particularisme de l’ancien monde si bien entretenu par les religions païennes, qui étaient essentiellement locales et nationales, avait faibli sous la pression des événemens et du joug romain porté en commun par cent nations vaincues. Nous avons devant nous un véritable universalisme, une sorte de catholicité païenne ; mais cela n’empêche pas l’esprit aristocratique de l’antiquité de percer encore à chaque pas. La vanité grecque, le dédain superbe avec lequel l’homme né et grandi dans la civilisation grecque regarde tous les autres peuples ne cesse de ressaisir ses droits. Cela rappelle tout à fait ces Juifs chrétiens des deux premiers siècles qui prêchaient une religion universelle par son principe, et qui pourtant voulaient à tout prix maintenir la suprématie de droit divin de