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leur dessein. Depuis longtemps, — depuis trop longtemps sans doute pour la garantie du secret désirable, — Fersen, que sa qualité d’étranger rendait plus libre en vue de certaines démarches, s’occupait des mesures préliminaires. Il avait emprunté au nom du roi une somme de deux millions ; il avait commandé six mois à l’avance, comme pour une dame russe, Mme de Korff, la fameuse berline à six places qui devait servir à l’évasion. Cette berline offrait, comme on sait, une extrême recherche de luxe et de comfortable, et contenait tout le nécessaire pour la vie de plusieurs jours ; Fersen en surveillait avec soin tout le travail. Une fois achevée, c’est à Fersen que le fabricant la livra : on la conduisit à son hôtel, rue de Matignon, et le public entrait dans la cour pour la visiter, cela au moment où les papiers publics annonçaient le dessein de la famille royale, et quand Fersen était si connu pour ses relations avec le château. C’est lui qui procure les passeports, toujours au nom de Mme de Korff, lui qui loue à l’avance les voitures nécessaires pour que les voyageurs aillent rejoindre la berline à la barrière Saint-Martin, lui qui correspond par chiffres avec M. de Bouillé. On peut rétablir avec les relations du temps tout le détail, heure par heure, de ses derniers préparatifs pendant la journée du 20 juin. Les imprudences y éclatent presque autant que le dévouement et le zèle ; mais il agissait en cela comme le roi et la reine, et comme tous ceux qui les entouraient. Qui n’a suivi avec anxiété les vicissitudes étranges de ce funèbre épisode, ces caprices de coquetterie féminine et ces prétentions d’étiquette qui risquent, avant le départ, de tout compromettre, — puis, pendant la fatale nuit du 20 au 21 juin, cette ignorance du chemin qui doit conduire des Tuileries au Carrousel, et ensuite, à travers le labyrinthe des rues de Paris, vers la barrière Saint-Martin, — cette malheureuse reine errante à minuit comme une criminelle, cette berline isolée sur la grande route pendant un navrant retard[1] ? Enfin la famille royale arrive. Fersen a présidé, à travers mille dangers, au départ ; c’est lui qui a dirigé, à la sortie des Tuileries, Mme de Tourzel avec le petit dauphin et Madame royale ; c’est lui qui a servi de cocher jusqu’à la barrière. Déjà le jour commence à poindre quand il achève de placer dans la berline les six voyageurs. Il prend place sur le siège ; c’est un homme de confiance, le cocher même de Fersen, qui conduit, et le comte a prêté ses propres chevaux. En moins d’une demi-heure on est à Bondy, et c’est de là que, sur

  1. Les lecteurs de la Revue n’ont pas oublié les émouvans récits de M. de Mazade sur Marie-Antoinette. Est-il besoin de dire que son étude, alors même qu’elle aurait fait acception de certains textes récemment discutés par nous, subsiste par elle-même, avec la délicatesse pénétrante de ses appréciations ?