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l’impétuosité du torrent ? Ce parti était hardi ; mais les grandes ombres de la nuit promettaient le succès sans perte d’hommes, si la partie était bien jouée. On commença par éteindre tous les feux : à deux heures du matin, le colonel éveilla lui-même deux escouades d’infanterie, qui traversèrent rapidement le courant. Une d’elles resta sur la rive gauche du Rio-Blanco ; la seconde se porta au pas de course au Rio-de-Pozuelo, afin de s’emparer du bateau. Aussitôt après le transport des blessés de la veille, la cavalerie commença son passage. Cette opération, difficile de jour, était encore plus périlleuse à ce moment ; mais la disposition des lieux la favorisait. Pendant que les troupes sortaient successivement pour s’embarquer, sans souffler mot, par la porte débouchant sur la rivière, de petites patrouilles d’infanterie défilaient par la porte opposée donnant sur la ville, et faisaient des rondes à 2 ou 300 mètres de distance. L’ennemi, embusqué dans les bois, au bruit de ces marches cadencées sur les dalles, ne pouvait guère soupçonner que le reste de la colonne traversât au même moment la rivière, Dans la crainte de retards fâcheux, les chevaux furent lancés à la nage tout harnachés. L’infanterie suivit. Quelques selles tournèrent, des sangles se rompirent ; cinq chevaux et un homme furent noyés ; mais un peu après trois heures tout était passé sur la rive gauche. Pour enlever à l’ennemi les moyens de poursuite, les embarcations furent coulées. — Le second passage s’accomplit d’une façon non moins heureuse. Le batelier qui avait fidèlement servi la contre-guérilla et ses deux fils furent largement récompensés : ils refusèrent l’offre de suivre la colonne, et voulurent rester dans leur maison. Deux jours après, leurs trois corps se balançaient au même arbre : sous la plante des pieds presque carbonisés, on remarquait quelques restes d’un feu mal éteint. Les libéraux de retour s’étaient vengés.

A cinq heures du matin, après avoir traversé les bois qui couvrent la rive gauche du Rio-de-Pozuelo sur une largeur de 3 kilomètres, notre colonne marchait en plaine sur Mandigue. Le drapeau rouge, enlevé aux guérillas, flottait déployé en tête de la cavalerie. les premiers rayons d’un beau soleil levant, reflétés à travers une couronne de nuages par les neiges éternelles du grand pic d’Orizaba, dissipaient les fatigues de la nuit. Nos poitrines respiraient plus à l’aise. Chacun à son tour, d’une voix mâle, entonnait un refrain du pays qu’on répétait en chœur. Évoqué par ces accens du nord ou du midi, plus d’un souvenir de la patrie absente se retraçait dans le lointain, et rappelait parfois de douces heures aux pauvres aventuriers. D’autres plus insoucians, blasés d’ailleurs sur les marguerites effeuillées aux heures de rêverie, fouillaient les broussailles