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part faut-il lui faire dans la tradition de l’Abraham des Juifs et de l’Ibrahim des Arabes ? On l’ignore, et probablement on l’ignorera toujours. L’idée exprimée par cette tradition, celle de la croyance et de l’obéissance au Créateur unique, importe seule, et elle s’est perpétuée dans les deux branches du sémitisme. Dans l’une, sans échapper entièrement à des éclipses momentanées, à des déviations accidentelles, elle a prévalu, maintenue par le mosaïsme, modifiée et développée glorieusement par le christianisme. Dans l’autre, elle n’a pas disparu, quoiqu’elle ait été privée de l’appui d’un culte dominant et stable, et qu’elle ait subi le contact corrupteur des fables dont se repaissent l’imposture et la crédulité.

Suivant une des légendes arabes les plus répandues, Abraham, étant revenu voir Ismaël, lui avait dans un de ses voyages communiqué l’ordre reçu du ciel de rebâtir un sanctuaire élevé par Adam, le premier vrai croyant. Lorsqu’ils voulurent, en construisant ce petit édifice, marquer l’angle où devaient commencer à l’avenir de certaines cérémonies, l’ange Gabriel leur apporta une pierre d’une blancheur éclatante. Ce monument est la Caaba, située dans la vallée de La Mecque ; cette pierre, noircie par les atteintes du feu, est cette fameuse pierre noire encore aujourd’hui révérée. De temps immémorial, cet oratoire d’Abraham et d’Ismaël, regardé comme consacré au Dieu suprême, Allah, était visité par toutes les sectes de l’Arabie. Un respect qui n’est pas sans analogie avec celui des Hébreux pour l’arche et pour le temple de Jérusalem amenait sans cesse dans l’enceinte de ce sanctuaire, comme dans un panthéon, des pèlerins arabes qui venaient là faire leurs prières et ranger les images, objets de leur culte particulier (il y en avait, dit-on, plus de trois cents), autour de la pierre sainte, comme autant de dieux inférieurs et subalternes en présence du Dieu qui n’avait point d’image. Ainsi la Caaba était devenue tout à la fois le monument du monothéisme et de l’idolâtrie, emblème assez fidèle de l’état d’esprit incohérent des populations de la péninsule avant comme après l’ère chrétienne.

La Caaba était restée longtemps isolée dans le désert. Les pèlerins séjournaient sous des tentes. Ce camp devint une ville vers le milieu du Ve siècle. Le fondateur de La Mecque, Cossay, essaya d’en faire le siège d’une sorte de gouvernement et de donner ainsi plus d’unité et de prépondérance à la religion de la Caaba ; mais la société arabe, divisée en tribus sous des chefs dont quelques-uns ont été assimilés à des rois, demeurait dans un état qui tenait à la fois du patriarcat, de la république et de la féodalité. Parmi ces tribus indépendantes et divisées par de fréquentes guerres, les Coraychites dominaient à La Mecque, et une religion qu’on a nommée