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et qui est ordinaire aux époques fatiguées ; il éprouve ces grands découragemens qui suivent des ambitions exagérées, il est triste et désespéré sans motifs, il ne se trouve pas de ressort pour agir, il est dégoûté de lui-même et des autres. « Dans ce voyage que j’accomplis, dit-il, je suis moins tourmenté de la tempête que du mal de mer, non tempestate vexor, sed nausea. » Sénèque est pour lui, comme pour les autres, un véritable directeur de conscience. Il prêche à ces mondains, à ces débauchés, la retraite, la fuite des plaisirs bruyans, la vie solitaire, l’amour de la pauvreté, le dédain des souffrances, la patience dans les maladies, la résignation devant la mort. Ces préceptes n’ont pas été sans résultat. Ce n’étaient pas de vaines paroles, comme on l’a souvent prétendu. Ceux à qui elles étaient adressées s’en pénétraient. Elles les soutenaient dans les épreuves épouvantables auxquelles la vie était alors exposée ; elles leur donnaient surtout le courage dont on avait le plus besoin à cette époque, celui de bien mourir. Les hommes illustres de ce temps marchaient à la mort tout pleins de ces nobles pensées ; souvent même, pour les avoir présentes à l’esprit, ils se faisaient accompagner jusqu’au lieu du supplice par un sage chargé de les leur rappeler : prosequebatur eum philosophus suus. Au lieu de son philosophe, on dirait aujourd’hui son confesseur, et en vérité, quand on lit certains passages de Sénèque, la différence de l’un à l’autre ne semble plus si grande qu’on le pensait.

Pour nous montrer cette philosophie à l’œuvre, pour nous faire apprécier d’une manière vivante l’influence que ses enseignemens avaient alors sur toutes les âmes, M. Martha a successivement esquissé quelques figures curieuses prises parmi les écrivains ou les hommes politiques de ce temps. Avec Perse, il nous la montre dans les hautes classes de la société, parmi ces patriciens que frappait sans relâche le despotisme impérial. Avec Marc-Aurèle, il nous la fait voir sur le trône. Ce n’est pas là qu’il faut ordinairement l’aller chercher ; mais enfin elle s’y est assise une fois, et c’est une grande gloire pour le stoïcisme d’avoir formé celui qui fut peut-être, avec saint Louis, le souverain le plus parfait qui ait jamais gouverné les hommes. Je ne dis rien de ces tableaux, d’une perfection achevée ; on les a lus dans cette Revue. C’est assurément en écrivant ces pages touchantes, si pleines de sentiment et d’émotion, que l’auteur a pu s’appliquer cette phrase de Sénèque qu’il cite dans sa préface, et dire de lui avec raison que « non-seulement il pense, mais qu’il aime ce qu’il dit. » Cependant quelque plaisir que me causent ces deux morceaux, j’avoue qu’il y a d’autres parties dans le livre de M. Martha que j’ai lues peut-être avec plus d’intérêt encore : ce sont celles où il s’occupe de la prédication populaire. Que la philosophie ait éclairé les hautes classes de la société romaine, je n’en suis pas surpris : elle était aristocratique de sa nature, et ne cachait pas son dessein de s’adresser aux esprits d’élite ; mais vers l’époque des Antonins elle a bien une autre ambition, et elle consent à descendre plus bas. Sénèque écrivait pour les lettrés, pour les grands seigneurs, pour les