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ne soit placée au hasard, que chacune présente le même degré de force. Le système, ainsi lié dans toutes ses parties, se suspend à un petit nombre de principes qu’il faut choisir aussi solides, aussi inébranlables que possible. Que de difficultés pour établir ces premiers principes et pour y ramener logiquement la multitude toujours croissante des faits et des idées ! Que de périls de toute sorte ! Que de surprises possibles, que d’occasions pour les adversaires de saisir la partie faible de cette longue déduction, et d’en rompre la trame artificielle et fragile ! Au contraire un écrivain, un poète qui a le goût de la philosophie sans être pourtant philosophe, qui connaît tous les systèmes sans se lier à aucun, et qui réserve la pleine indépendance de sa pensée tout en suivant les pentes secrètes de son esprit, de quelle force il dispose ! Quel attrait supérieur il offre à cette multitude d’esprits qui goûtent le plaisir facile des vues et des conceptions dispersées plus que la fatigue des longs efforts. Rien de plus aimable et de plus charmant en effet que de voir avec quel art il a su s’assimiler les idées qui lui plaisent, même dans les systèmes dont il rejette la pesante construction. Il ne voit dans chaque découverte de la science qu’une conception nouvelle sur l’ensemble des choses ou sur une série de phénomènes, un aspect inattendu de la réalité, dont il jouit sans souci d’aucune sorte. Il n’a pas, comme d’autres, à s’inquiéter de savoir si ces découvertes sont conformes au reste du système et comment elles peuvent y prendre leur place. Il s’avance heureux et confiant, enrichissant son esprit, transportant sur tous les points sa noble curiosité, que rien n’arrête ou n’embarrasse dans ses excursions à travers l’inconnu. Il a une philosophie pourtant, mais une philosophie irresponsable, pour ainsi dire, puisqu’elle décline toute autorité, insaisissable à la dialectique par la légèreté même de sa démarche et par sa souple liberté.

À tant d’avantages, dont il use sans scrupule, Goethe en ajoute un autre qui est d’un prix infini pour la propagation et la diffusion de ses idées. La diversité même de ses œuvres, la fécondité merveilleuse et variée de son théâtre, de ses romans, de ses poèmes, lui offrent des moyens incomparables d’action et d’influence. Les expositions philosophiques ne s’étendent pas au-delà d’un cercle très restreint d’esprits voués à des études spéciales et difficiles. Les œuvres littéraires et poétiques pénètrent partout. Elles produisent quelque chose d’analogue à ce que les naturalistes appellent la fécondation à distance ; elles transportent et répandent dans l’air une multitude invisible de germes, une poussière féconde d’idées qui va exciter la vie intellectuelle dans des zones lointaines et ignorées où nul philosophe n’aurait pu atteindre.

La philosophie de Goethe dans ses libres inspirations nous révèle