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manière peut-être fantastique, dans un bel enchaînement. » Durant un long hiver, sa mère et Mlle de Klettenberg passèrent toutes leurs soirées avec lui à déchiffrer ces grimoires et d’autres semblables. Goethe nous assure que ce furent des soirées charmantes. Bientôt cependant on voulut appliquer toute cette science, et les expériences commencèrent. On chercha, d’après les formules de Welling et sous la direction du fameux docteur, à décomposer le fer, qui devait receler les vertus les plus salutaires, et à volatiliser des alcalis qui devaient, en s’évaporant, s’unir avec les substances éthérées et produire enfin le sel aérien ! La maison de Mlle de Klettenberg devint une véritable officine d’alchimie à faire envie au docteur Faust. Ce ne furent partout que fourneau à vent, cornues de grande et moyenne grandeur, bains de sable, ballons transformés en capsules, récipiens de toute forme pour recueillir les sels moyens et la liqueur des cailloux (liquor silicum). Le résultat le plus clair de toutes ces opérations qui se faisaient la nuit et dans le plus grand secret, ce ne fut ni le sel aérien, ni la terre vierge, ni la pierre philosophale ; ce fut d’habituer Goethe aux expériences, et de lui faire acquérir des connaissances utiles en fixant son attention sur les diverses cristallisations qui pouvaient se présenter dans le cours de ces bizarres travaux. Il apprit à distinguer et à classer les formes extérieures de plusieurs substances naturelles, et passa bientôt, par une transition insensible, de l’Opus-Mago-Cabbalisticum au Compendium de chimie de Boerhave. Sa passion scientifique s’éveilla ainsi, et son instruction positive commença au milieu des ingrédiens ridicules du macroscome et du microscome. Tout son temps n’avait pas été perdu.

Nous n’avons pas craint d’insister sur cet épisode étrange de la jeunesse de Goethe, parce que nous surprenons là, sous sa première forme, la plus naïve, un instinct qui persista toute sa vie et qui entraînait son imagination, sinon sa raison, vers les sciences plus ou moins occultes. Il participa ainsi à l’une des tentations de son siècle, et paya de la même rançon l’affranchissement absolu de sa pensée. On a noté depuis longtemps ce trait de toutes les époques sceptiques, le goût du merveilleux. Les croyances superstitieuses semblent être la dernière foi des siècles incrédules. L’Ane d’or d’Apulée est d’un âge où l’on ne croyait plus aux dieux. Voltaire et Diderot n’étaient pas morts que déjà depuis plusieurs années Mesmer, Cagliostro, Saint-Martin, étaient nés. À Paris même, dans la pleine lumière de la civilisation moderne, à deux pas des laboratoires où se développe la science positive, la raison publique est-elle garantie contre toutes les illusions ? Ne sommes-nous pas tous les jours témoins de ces entraînemens de la curiosité publique, qui se prête avec tant de complaisance aux formes nouvelles de la théurgie