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du XIXe siècle ? On dirait que la population qui s’estime elle-même la plus spirituelle du monde, qui en est à coup sûr la plus sceptique, laisse parfois son bon sens aller à la dérive ou s’entraîner lui-même dans un vertige. Si la foi positive a baissé parmi nous, ne semble-t-il pas que ce soit au profit d’une sorte de folie mystique ?

Goethe ressentit toujours un certain attrait pour ce côté nocturne de la science et de la nature. Longtemps après les rêveries cabalistiques de sa dix-neuvième année, quand il écrivait son Traité des Couleurs, voyez de quel ton indulgent il parle de Paracelse et de ses successeurs, comme il plaide en leur faveur les circonstances atténuantes et développe avec complaisance ce qu’on pourrait appeler la philosophie de l’alchimie ! « Si l’on considère, dit-il, l’alchimie en général, on reconnaît que son point de départ est le même que celui des autres superstitions ; c’est un mélange de faux et de vrai, un bond par lequel nous nous élançons de l’idée à la réalité, une fausse application du sentiment, une promesse menteuse qui flatte nos illusions et nos souhaits. Si l’on regarde comme les plus hautes aspirations de la raison les trois idées si intimement liées l’une à l’autre de Dieu, de la vertu et de l’immortalité, on trouvera trois idées terrestres qui leur correspondent, l’or, la santé, la longévité. L’or est aussi puissant sur la terre que Dieu l’est dans l’univers ; la santé et la vertu sont étroitement unies : aussi désirons-nous un esprit sain dans un corps sain ; la longévité correspond à l’immortalité. S’il est noble de développer en soi ces trois hautes idées et de les cultiver pour l’éternité, il sera également désirable d’acquérir la puissance sur les idées terrestres qui leur correspondent… Or ces trois élémens de la plus parfaite félicité dont nous puissions jouir ici-bas paraissent si étroitement unis, qu’il semble tout naturel de les réaliser par un seul moyen[1]. » Il ne méprise pas la magie naturelle, et à l’occasion de Jean-Baptiste Porta il montre qu’il y a une certaine grandeur dans cette illusion qui, sous une forme ou sous une autre, vient tenter l’esprit humain. « La magie naturelle espère, dit-il, par l’emploi des moyens actifs, excéder les limites du pouvoir ordinaire de l’homme et atteindre à des effets qui dépassent la réalité. Et pourquoi désespérer du succès d’une telle entreprise ? Les changemens et les métamorphoses se passent devant nos yeux sans que nous puissions les comprendre. Il en est de même d’une foule d’autres phénomènes que nous découvrons et que nous remarquons chaque jour, ou qui peuvent se prévoir, se conjecturer… Qu’on songe à la puissance de la volonté, de l’intention, du désir, de

  1. Traité des Couleurs. Voyez l’analyse de cet ouvrage et la traduction des passages les plus intéressans dans le livre de M. Faivre, Œuvres scientifiques de Goethe.