Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 59.djvu/869

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pour agir sur lui il doit se mettre à sa mesure, que par là il sacrifie une grande partie de sa prééminence, et à la fin s’en dessaisit tout à fait, que le divin, l’éternel s’abaisse et s’incorpore en des vues terrestres, et qu’il est entraîné avec elles dans des destinées passagères. Lavater lui parut digne à la fois de respect et de pitié, car il prévit que le missionnaire de l’idée divine pourrait bien se trouver un jour contraint de sacrifier le supérieur à l’inférieur. Et comme, dans son ardente pensée, toute grande conception prenait la forme esthétique, il conçut l’idée d’un drame dont Mahomet serait le héros, et dans lequel il le représenterait non pas, selon le point de vue étroit et vulgaire de Voltaire, comme un imposteur, mais comme un enthousiaste sincère, ramené du ciel à la terre par la lutte et par la résistance aveugle des hommes, finissant par être un politique après avoir été un saint. Ainsi se consolait-il en transformant sa découverte en théorie philosophique et sa théorie en drame.

De ce moment toutefois le charme était rompu, et Goethe laissa Lavater poursuivre seul ses triomphes. Il le revit deux ans après, en 1775, dans le voyage qu’il fit en Suisse avec les frères Stolberg. La réception fut gaie, cordiale. Il le retrouva tel qu’il l’avait quitté, indulgent, toujours bénissant, édifiant, à moitié ecclésiastique, à moitié éditeur, fort préoccupé des frais matériels dans lesquels la Physiognomonie l’entraînait et des objections qui s’amassaient de tous côtés contre l’ouvrage avant même qu’il eût paru. Goethe l’aida de toutes ses forces, de toute sa science, de tout son esprit pendant son séjour à Zurich ; plus tard, longtemps après la mort de Lavater, il avoua un jour à Eckermann que tout ce que la Physiognomonie contient sur le cerveau des animaux était de lui, et y revenant sur cet épisode de son aventureuse jeunesse, il résumait ses impressions dans ces paroles caractéristiques : « Lavater était un homme tout à fait excellent, mais il obéissait à de fortes illusions, et la vérité stricte n’était pas dans ses goûts ; il trompait et lui-même et les autres. C’est là ce qui amena entre nous une rupture complète. Je l’ai vu pour la dernière fois à Zurich, sans qu’il me vît. J’allai déguisé à la promenade ; je le vis-venir vers moi, je me détournai, il passa devant moi sans me voir. Sa démarche était celle d’une autruche : voilà pourquoi, sur le Blocksberg, il apparaît sous cette forme[1]. » Et voilà comment se termina cette grande amitié mystique : Lavater figurant sous la forme d’une autruche dans la seconde partie du Faust !

  1. Conversations avec Eckermann, traduites par Délerot, t. II, p. 91.