Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 59.djvu/873

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

controverse chrétienne comme avec Lavater. Les pensées que me communiquait Jacobi jaillissaient directement de son cœur, et comme j’étais pénétré, lorsqu’il me révélait avec une confiance absolue les plus intimes aspirations de son âme. Cependant ce singulier mélange de besoins, de passions et d’idées ne pouvait éveiller en moi que des pressentimens de ce qui peut-être s’éclaircirait pour moi dans la suite. Dans la première action et réaction des idées contradictoires qui s’étaient succédé, tout fermentait et bouillonnait en moi. Jacobi, à qui je laissai apercevoir ce chaos, lui qui était naturellement porté à descendre dans les profondeurs, accueillit avec cordialité ma confiance, y répondit et s’efforça de m’initier à ses idées. Lui aussi il éprouvait d’inexprimables besoins spirituels, lui aussi, il refusait de les apaiser par des secours étrangers ; il voulait se former et s’éclairer lui-même. Cette pure parenté intellectuelle que je sentais avec lui était nouvelle pour moi, et m’inspirait un ardent désir de continuer ces échanges d’idées. La nuit, quand nous étions déjà séparés et retirés dans nos chambres, j’allais le visiter encore ; le reflet de la lune tremblait sur le large fleuve, et nous, à la fenêtre, nous nous abandonnions avec délices aux épanchemens mutuels qui jaillissent avec tant d’abondance dans ces heures admirables d’épanouissement… Je jouissais ainsi profondément d’une liaison formée par ce qu’il y a de plus profond dans les âmes. Nous étions animés tous deux par la plus vive espérance d’exercer une action commune. Je le pressai d’exposer vigoureusement, sous une forme quelconque, tout ce qui fermentait dans son esprit ; c’était le moyen dont je m’étais servi pour m’arracher aux troubles qui m’avaient obsédé : j’espérais aussi qu’il trouverait le moyen de son goût. Il ne tarda pas à se mettre à l’ouvrage, et que de choses bonnes et belles et satisfaisantes pour le cœur n’a-t-il pas produites ! Nous nous quittâmes enfin dans le délicieux sentiment d’une éternelle union, bien éloignés de pressentir que nos tendances suivraient une direction opposée, comme il ne parut que trop par la suite[1]. » Je ne sais par quelle affinité bizarre d’idées cette page de Goethe, quand je la relis, me rappelle irrésistiblement celle de M. Jouffroy où le mélancolique penseur raconte par quelle suite d’impressions, dans une triste et longue nuit d’hiver, il se vit dépossédé de son tranquille bonheur, de la foi de son enfance, il sentit « sa première vie, si riante et si pleine, s’éteindre, et derrière lui s’en ouvrir une autre sombre et dépeuplée où désormais il allait vivre seul, seul avec cette fatale pensée qui venait de l’y exiler et qu’il était tenté de maudire. » Je m’empresse de le dire, les impressions que produisent ces deux

  1. Mémoires, troisième partie, liv. XIV.