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civile, la voix populaire n’a pas cessé de s’y faire entendre, et la liberté politique y est devenue une part indestructible du caractère national.


Mammoth-Cave, 18 septembre.

Le chemin de fer de Nashville est aux mains de l’autorité militaire. Des factionnaires armés refusent l’entrée des wagons. Tout voyageur est suspect : on fouille nos bagages pour voir si nous ne portons pas d’or ou de munitions de guerre aux rebelles. Pour aller à Nashville, il faut une passe du provost-marshal. L’officier de garde me demande mon sauf-conduit : je n’en ai pas. Par bonheur, le passage est libre jusqu’à Bowling-Green. Enfin, après de longs pourparlers, on me laisse monter au moment même où le train s’éloigne. Je me cramponne au fourgon des bagages, heureux d’en être quitte à si bon marché.

On ne m’avait pas trompé en me vantant la nature du Kentucky. Tout en cheminant, j’admire la beauté douce et pastorale de ces riches campagnes. Des vallées à demi cultivées, entourées de petites montagnes vertes et boisées, des pâturages semés d’arbres comme les prairies d’un parc, une variété infinie de tours et de détours dans les ondulations des collines, et pourtant une certaine monotonie due à la succession indéfinie des mêmes scènes, voilà le paysage kentuckien. La forêt est si belle que les montagnes se dérobent sous des touffes ondoyantes de verdure, qui pendent sur leurs flancs rapides comme une toison bouclée. Les unes sont comiques et pointues, les autres doucement arrondies. Tantôt elles s’éloignent et font place à une rivière qui coule entre deux haies penchantes de grands arbres ; tantôt elles se rapprochent, prennent un aspect sauvage : les vallons resserrés deviennent des ravins tortueux. Les prairies, les champs de maïs, serpentent encore en bandes brillantes au fond du défilé. Bientôt l’espace leur manque, le ravin devient une fissure étroite, et l’on ne voit plus rien que le pêle-mêle de la forêt. On enjambe ces profondeurs sur des charpentes à-claire-voie, puis on débouche sur un vaste plateau doucement ondulé où reparaissent les habitations, les cultures, mais aussi les jachères et les ruines. La population blanche presque entière a disparu. Çà et là un vieillard déguenillé ou une troupe de négrillons demi-nus rôdent autour d’une masure écroulée. Tous les hommes valides ont pris les armes ; s’ils ne servent dans l’une ou l’autre armée, ils se font dans le pays cette guerre de partisans si implacable qui est la vraie guerre civile. On ne voit tout le long du chemin que désolation et ravages : ici une palissade où le canon a laissé des brèches, là une redoute de terre à demi ruinée. A