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estrade, on tire des chandelles romaines, des serpens de feu ; on lance des bombes qui éclatent avec fracas. De chaque estrade, on déclame à un groupe d’auditeurs, quelque speech ou quelque chanson qui se perd dans le tumulte. Ces prouesses oratoires de la place publique ne sont que la queue du meeting régulier qui a lieu dans la salle même de Cooper’s-Institute, et où je n’essaie pas de pénétrer. M. Blair, M. Noyes, d’autres hommes importans y font des discours que les journaux publieront demain ; mais c’est ici l’outside meeting, l’assemblée vraiment populaire, dont la mise en scène est plus curieuse que tous les discours ; c’est ici que viennent librement se produire toutes les inspirations extravagantes des orateurs de carrefour et des hommes d’état de cabaret. Rien de moins respectable, en vérité, que le peuple de New-York en émotion politique. Plusieurs injurient les orateurs, bien peu les écoutent : la plupart se donnent l’intelligent plaisir de hurler sans repos des hurrahs formidables. Les parleurs eux-mêmes, du haut des estrades où ils gesticulent, au milieu des lanternes, des torches, des feux de Bengale, des soleils, des fusées dont leurs amis leur font une bruyante auréole, ressemblent à des charlatans sur leurs tréteaux. Quand on les voit, d’un stand à l’autre, lutter de vociférations et d’invectives, on dirait une guerre civile plutôt qu’une réunion harmonieuse d’hommes du même parti.

Mais que disent-ils ? Essayons de les écouter. Ici un Allemand harangue dans sa langue native un groupe de compatriotes. Là c’est un Polonais qui vient bégayer d’un air tragique, avec force coups de poing et trépignemens de pied, ce trait d’éloquence inouie : « Si vous voulez sauver vos familles, vos enfans et votre patrie, nommez Abraham Lincoln. » L’idée était maigre et la grammaire mauvaise, mais l’intention bonne, assaisonnée de blasphèmes, et il n’est rien que ce public peu athénien n’avale avec la sauce de deux ou trois jurons poivrés. Plus loin, une sorte de géant lançait d’une voix éclatante comme une trompette une apostrophe miltonienne à Mac-Clellan, prince des enfers : c’est la métaphore usuelle de la rhétorique américaine, et je n’ai guère entendu de discours où l’on ne fît sortir le diable de sa boîte. Ailleurs c’est un réfugié du Texas qui vient raconter ses longues souffrances pour la bonne cause et des cruautés sans doute très réelles dont il fait par son récit un mélodrame du « boulevard du crime. » Ici le président Lincoln est appelé « l’homme immortel, » l’homme « suscité par la Providence, » le a nouveau Washington. » Là-bas on met la populace en bonne humeur en lui donnant à manger de l’Européen, mets dont elle est toujours très friande. Un Hongrois mime éloquemment, dans un langage indescriptible, une imprécation contre l’Autriche.