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Toutes nos pensées, toutes nos paroles ne sont que hasard ; nous mettons notre nom sur le titre, et voilà tout. C’est le hasard qui décide de tout : c’est lui qu’il faut appeler intelligence, prudence et seul Dieu, si vous ne vous contentez pas du son que rendent les mots vides. » Puisque le hasard est la puissance universelle et souveraine, les dieux n’ont rien à faire et sont inutiles. Çà et là on leur rendra, pour la forme, un hommage dérisoire, mais en les déchargeant des fonctions que le vulgaire leur impose. « Je ne crois pas, Smicrinès, que les dieux soient gens de loisir au point de mesurer à chaque homme, jour pour jour, le malheur et le bonheur. » Que craindre alors ou qu’espérer ? Rien. Il faut jouir des biens présens ; mais en même temps « l’homme heureux doit toujours s’attendre à quelque vicissitude et ne pas se confier au hasard, qui n’est conduit par rien de semblable à l’intelligence. » Toutefois l’Athénien délicat et raffiné, l’interprète le plus éloquent des joies de la vie voluptueuse, le poète qui conseillait de s’abandonner aux charmes du plaisir actuel, avait déjà trouvé, comme ses contemporains sans doute, l’amertume au fond de la coupe. L’existence lui semblait triste et mêlée de trop de souffrances ; le désenchantement le gagnait, et l’ennui le prenait à la gorge. Un simple animal, un âne broutant son pré lui paraissait plus heureux que l’homme. La crainte de la souffrance l’emportait en lui sur le goût de la volupté. Plein de cette mélancolie, nouvelle à cette époque, qu’engendrent infailliblement l’abandon des grands devoirs et l’abus des jouissances physiques, il proclamait que la vie la plus courte est aussi la meilleure, et que « celui qui est aimé des dieux meurt jeune. » — « Celui qui tarde tombe dans la misère, triste vieillard, las, dégoûté, ruiné ; il s’égare, il ne rencontre que des haines et des embûches ; un long âge ne mène pas à une douce mort. » Ce sont là les accens les plus profonds et les plus touchans qu’ait rendus la poésie de cette génération, fatiguée. Pour employer une expression très forte de M. de Tocqueville, qui s’applique parfaitement ici, le froid la gagnait. Trop énervée, elle ne comprenait ni ne sentait le prix de l’existence. La mort l’attirait ; son rêve suprême était de ne plus souffrir. Le seul sentiment encore vivace de son âme était la crainte, la crainte de la douleur. Sa mélancolie intéresse et émeut. Cependant la tristesse des modernes désillusionnés est plus fière et plus noble. Aux plaintes de Ménandre nous préférons, quant à nous, ce simple cri du plus sympathique de nos poètes :

Dieu parle, il faut qu’on lui réponde.
Le seul bien qui me reste au monde
Est d’avoir quelquefois pleuré.


Ni Ménandre ni ses contemporains ne connaissaient les purifiantes